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Mes jeunes années au parti communiste

Par Moyshe Bornshtejn

Quelque chose de particulier caractérisait Minsk-Mazowiecki et distinguait cette localité de nombreuses autres villes similaires de la Pologne d'alors.

Tout d'abord, sa situation géographique : la proximité de Varsovie, la route qui menait de Varsovie à Brisk (Brest-Litovsk), ainsi que la ligne de chemin de fer dans la même direction – tout cela a influencé son développement.

Un autre élément important était l'usine de constructions métalliques lourdes Rudzki[1], fondée à l'époque tsariste. Elle employait plusieurs centaines d'ouvriers – mais pas un seul Juif. L'usine a toujours été dominée par l'influence des partis Endecja[2] et Chadecja[3] (des partis nationaux-démocrates et démocrates-chrétiens).

Au centre de la ville se trouvait un grand jardin (un parc), dans lequel s'élevait le palais du prince Dernałowicz[4]. Juste à côté, un folwark[5] (domaine agricole) avec de vastes terres.

Dans ce folwark, quelques petits commerçants juifs remplissaient leurs bidons en fer-blanc de lait et allaient ensuite le livrer à leurs clients juifs en ville. Lorsque j'étais enfant, il m'arrivait souvent, les soirs d'été, d'y accompagner mes frères aînés dans la grande étable, où nous buvions du lait chaud directement au pis des vaches.

En été, des divertissements populaires étaient organisées dans le parc par les associations polonaises Stshélets[6] ou Sokól[7]. En plus des danses, il y avait des jeux de gages, des loteries, des parades etc.. Les danses sur la scène en bois (drewniak) étaient accompagnées par l'orchestre des pompiers volontaires. Seuls quelques jeunes garçons juifs, particulièrement audacieux, osaient se montrer à ces divertissements.

Au-delà du parc, entre les champs, se trouvait un grand étang, le bedlekh, dans lequel les Juifs de la ville se baignaient en été. Il ne se passait pas un seul été sans que l'étang ne prélève de victimes.

À cause de l'allure étrange et peu esthétique des vêtements que portait d'ordinaire le prince Dernałowicz, on l'avait surnommé Yoshke le meshigene (Yoshke le fou).

Avant la Seconde Guerre mondiale, Minsk comptait près de 15 000 habitants, dont environ 6 000 juifs, soit 40% de la population. La majorité des juifs exerçaient alors des métiers typiquement « juifs » pour l'époque : tailleurs, cordonniers, charpentiers ; il y avait aussi des coiffeurs, des horlogers, des bouchers, des bourreliers, des vitriers, des boulangers ; certains étaient propriétaires d'épiceries ou d'autres commerces, de stands au marché, d'entrepôts de bois, ou travaillaient dans le transport. Il y avait aussi des travailleurs indépendants.

Même parmi les trois hôtels que comptait la ville, deux appartenaient à des juifs.

Le mercredi se tenait le marché hebdomadaire traditionnel, sur la grande place carrée, au centre de la ville.

Le marché était entouré, sur trois côtés, de maisons abritant majoritairement des commerces juifs, mais aussi une pharmacie polonaise, une entreprise de pompes funèbres appartenant à Khmielewska, et une charcuterie tenue par un Polonais, Ditnerski. Dans l'angle droit de la place du marché se trouvait le bâtiment de la communauté juive, et juste à côté, la nouvelle maison d'étude (Beit Midrash). En face, devant le marché, de l'autre côté de la grand-route reliant Varsovie à Brisk, s'élevait l'église, la kościół (église catholique polonaise), ceinte d'un haut mur blanc.

Du marché partaient les rues Siennicka et Nadrzeczna, dans lesquelles vivaient presque exclusivement des Juifs, appartenant plutôt à des familles modestes. Les autres familles juives résidaient dans les rues Karczewska–Piłsudski, Varsovie, Mostowa, ainsi que dans d'autres ruelles latérales. En revanche, plusieurs dizaines de familles juives vivaient aussi dans des quartiers entièrement polonais, comme les rues Kościuszko, Sewerynów–Legionów, Pzsheiazd, Poprzeczna, et quelques autres.

Non loin, à l'est, derrière la ville, sur la route principale de Siedlce, se trouvaient les casernes du 7 régiment de uhlans (cavalerie polonaise). Un de ses escadrons était stationné dans la rue Piłsudski. Les principaux entrepôts du régiment se trouvaient dans la rue Kościuszko.

Les contacts entre la population juive et la population polonaise se faisaient surtout dans le cadre de relations professionnelles, commerciales, artisanales, ou par la gestion commune de bureaux administratifs. Il existait aussi un voisinage quotidien entre Juifs et Polonais, en particulier dans les rues mixtes de la ville.

Les pompiers volontaires constituent un exemple typique d'une telle cohabitation dans la ville de Minsk. La caserne se trouvait rue de Varsovie, voisine du commissariat de police.

Dès la création de la brigade des pompiers volontaires, de nombreux habitants juifs de la ville en ont fait partie. Parmi les plus anciens pompiers actifs figuraient notamment des membres de la famille Talarski, tailleurs, rue de Varsovie, ainsi que Oley Nudel, Mordke Veisbrot, et d'autres encore.

Outre leur mission d'éteindre les incendies, les pompiers prenaient également part à diverses cérémonies officielles, défilés, compétitions sportives et divertissements populaires.

Un chapitre à part dans les relations judéo-polonaises était constitué par l'engagement commun dans le mouvement révolutionnaire radical de gauche. Ces activités partagées ont engendré des amitiés personnelles, voire des liens de camaraderie étroits entre les communistes juifs et polonais. Mon enfance et mes années de jeunesse sont étroitement liées à ce mouvement.

J'apporte ici quelques fragments dans lesquels apparaissent les noms de révolutionnaires juifs de la région de Minsk. (Ceci ne représente qu'une petite partie d'une activité très vaste à Minsk, où la participation juive fut d'une importance décisive.)

  1. Avant la création du K.P.R.P[8], le 15 décembre 1918 - année de la fusion du S.D.K.P.L (Parti social-démocrate du royaume de Pologne et de Lituanie) et du PPS-Lewica (Parti socialiste polonais de gauche), un important groupe S.D.K.K.L[9] était actif à Minsk – avec 17 membres, parmi lesquels : Itshé Dembus (un frère de ma mère), Léon Kamienietski, Ershel Mostovski, Mendl Trojna, Henrik Podlaski-kamienietski (secrétaire du Cercle).
    À la même époque, parmi les 14 membres du PPS–Lewica figuraient : Yosef Trojna, Shloymé Kamien.
  2. La crise économique générale, marquée par un fort taux de chômage, n'a pas non plus épargné Minsk-Mazowiecki. En décembre 1918, le K.P.R.P, avec la participation du PPS-Lewica, a organisé une manifestation de 10 000 ouvriers et paysans. Dans ce contexte de lutte des classes exacerbée, un conseil de délégués ouvriers a été fondé en janvier 1919 à Minsk-Mazowiecki, à l'initiative du K.P.R.P. Son siège se trouvait au 72 rue Varsovie.
    Ce conseil était composé de 40 membres : 6 du K.P.R.P, 23 du PPS, 5 du Bund, 3 de Poale Tsion , 3 d'autres tendances.
    Itshé Brones, étudiant et communiste, en était le secrétaire. Le 11 mai 1919, la police a dispersé violemment une réunion du conseil, frappant et arrêtant les participants. Itshé Brones a lui aussi été arrêté et transféré à la citadelle de Varsovie.
    À cette époque paraissait le journal La Voix du Bund. Dans le numéro du 9 mai 1919, la composition du conseil ouvrier y est publiée.
  3. En 1920, après l'occupation de Minsk par l'Armée rouge, un grand meeting de solidarité a été organisé par le K.P.P et le PPS-Lewica sur la place du marché de Minsk. Lors de ce meeting un conseil révolutionnaire a été élu. Léon Kamienietski y a aussi été élu.
    Après la retraite de l'Armée rouge, les autorités polonaises ont fait arrêter les membres du conseil révolutionnaire : Félix Pakhnievsky, Mikhl Kelak et Léon Kamienietski. Ils ont été condamnés à mort par un tribunal militaire, et la sentence a été exécutée par un peloton d'exécution. Ils ont été enterrés au cimetière catholique, et entre les deux guerres mondiales, les communistes déposaient secrètement des couronnes de fleurs sur leurs tombes.
  4. En septembre 1923, la première conférence du K.P.P a eu lieu dans la forêt de Minsk. Itshé Kramazsh a également été élu.
  5. En 1925 le nouveau bureau du comité du K.P.P a été élu, dans lequel Itshé Kramazsh a de nouveau été nommé.
  6. En 1926, à l'école de commerce, une cellule de jeunesse communiste composée de cinq membres a été organisée par les enseignants, les frères Marianski, Kazimierz et Wacław. Ester Grinvald en faisait partie.
  7. Lors des élections au Sejm en 1928 (parlement polonais), les membres juifs du comité du K.P.P, Adam Meretek et Mekhl Rozshanski, ont été considérés comme les principaux agitateurs.
  8. Parmi les organisateurs de l'orchestre de mandolines du club ouvrier de la rue Mostowa se trouvaient Ignats et Rubin Bornshtejn (mes frères).
    En protestation contre le chômage et la grave crise économique, le K.P.P, avec la participation du PPS-Lewica (S.L), a organisé une marche de la faim pour toute la région de Minsk-Mazowiecki, prévue pour le 13 janvier 1931. Le 12 janvier 1931, la veille de la marche annoncée, la police a procédé à des arrestations massives. Parmi les dirigeants arrêtés du K.P.P figuraient aussi les juifs Adam Meretek et Eli Rotsztejn. Lors de la manifestation, à laquelle participaient environ 2 000 personnes, des affrontements éclatèrent avec la police. Il y a eu de nombreux blessés et arrestations, parmi eux Note Viernitski (Note Svond).
  9. En 1931, le bureau du K.D.K.P.P a été convoqué près de Cegłów, au cours duquel ont été élus les juifs Itsik Kramazsh et Mekhl Rozshanski, ce dernier ayant été secrétaire pendant un temps.
L'index de l'édition couvrant la période 1918–1938 fournit une liste de la composition de l'organisation, où de nombreux noms juifs sont mentionnés.
  1. Ont appartenu, entre autres, à différentes périodes, au bureau du K.D.K.P.P : Itsik Kramazsh, Avrom Meretek, Mekhl Rozshanski, Eli Rotsztejn.
  2. Ont également fait partie du K.D. K.Z.M.P[10] : Monyek Bornshtejn, Miriam Berman, Eli Mozes, Yosef Perlman, Eli Rotsztejn, Avrom Sharfshteyn, Volf Rubin, Mordka Mozes, Reuven Kaminkovski, Feyvl Miller, Tovah Rozenberg, Note Viernietski, Reuven Burshteyn, Osher Garbovnik, Shmuel Volfovitsh, ainsi que bien d'autres dont les noms ne sont pas recensés.
  3. Ont appartenu au comité municipal du K.Z.M.P : Rubin Bornshtejn, Mordka Mozes, Tsipoyre Mendelson, Menakhem Rayzman, Feyvl Miller, Tovah Rozenberg.
  4. Était recensé dans le bureau du MOPR[11] : Moyshe Abramovski.
  5. Ont appartenu à la cellule du parti du K.P.P : Mekhl Rozshanski, Moyshe Abramovski, Eli Rotsztejn, Sheye Shvitsman, Avrom Kamienietski, Avrom Meretek, Shmuelik Meretek, Ele Sharfshteyn, Note Viernietski, Khanah Rozenberg, Leybl Grinberg, Moyshe Grinberg ainsi que de nombreux autres.
  6. En 1933 la Ligue de la jeunesse communiste comptait douze cercles, regroupant environ cinquante membres. Parmi eux figuraient : Salke Nodel, Gershn Sharfshteyn, Menakhem Mints, Ziskind Berger, Peshe-Rokhl Arbiser, Salke Morgenshtern, Avrom Butler, Khave Kaminkovska, Khayim Minski, Moyshe Erlikh, Yosef Nafarstek, Pesakh Radzinski, Dvoyre Pulavska, Sheyndl Pulavska, Mindl Pulavska, Yisroelik Popovski, Monyek Popovski, Berl Zielnietski, Avrom Sharfshteyn, Miriam Berman, Oley Nodel, Nosn (Natan) Ioskovitsh , Eni Ioskovitsh, Monyek Burshteyn, Mashe Gitl Djevka, Peshe-Rokhl Arbiser, Tseshie Bornshtejn, Feyvl Miller, Mordka Mozes, Golde Mozes, Reuven Vulf, Tsipoyre Kiveyko, Mordka Kiveyko, Shmerl Spigner, Shmulik Vishkovski, Shiye Stovkovski, Henye Vishkovski, Khayim Stovkovski, Yosef Butler, Avrom Butler, Nahum Morgenbeser, Mordka Kiveyko, Rubin, Moyshe et Itshé Kaminkovski, Borukh Gartenkrants, Yekhezkel Tshebushevski, Note Vernitski, les frères Tshebutski, Ershel Korman, Shimen Kaluski, Tovah et Khanah Rozenberg, Yosef Rayzman, les frères Rotshteyn, Melekh Guberek, Yankel et Ershel Platkevitsh, Neomi Zisman et Elek Trojna.
Eli Mozes faisait partie de la direction du travail parmi les militaires.

Dans l'usine de menuiserie des frères Fogelnest, deux cellules du parti étaient actives. Parmi leurs membres figuraient également Shimen Kamienski, Yosef Kiveyko et Moyshe Bornshtejn.

Plus de cinquante personnes à Minsk se sont portées volontaires pour se rendre en Espagne afin de lutter « pour notre et votre liberté ». Seuls quelques-uns ont réussi à passer la frontière. Parmi eux figuraient les juifs : Eli Mozes – sous le pseudonyme « Andrzej Shmidt », Moyshe Bornshtejn (Borek), Avrom Mints (venu de Paris), Ioskovitsh, Godl Abramovski.

Rubin Bornshtejn et Mordka Mozes n'ont atteint que la Tchécoslovaquie avant d'être contraints de retourner en Pologne. À la suite de cette tentative, Rubin Bornshtejn a été interné plus tard dans le camp de concentration de Kartuz-Bereza.

Yisroel Yosef Kiveyko, soldat au 7ème régiment de uhlans polonais, a été arrêté et emprisonné pour avoir mené une agitation dans les 3 jours suivants le 11 septembre 1934.

Le 21 septembre 1934, le militant communiste bien connu Yosef Perlman a été condamné par le tribunal du district de Varsovie à deux ans de prison, ainsi qu'au retrait de ses droits civiques pour une durée de cinq ans.

***

Dans ma famille, j'étais le troisième garçon. Après moi, il y avait encore un frère et deux sœurs.

Nous étions une famille juive traditionnelle, respectant le shabbat, la cacherout, les fêtes religieuses – mais avec une certaine modernité religieuse.

Dans notre enfance, les garçons allaient au kheder, d'autant plus que mon grand-père était lui-même un melamed (instituteur religieux) et qu'il tenait un petit kheder chez lui, à la maison. Aucun d'entre nous n'était cependant un grand érudit de la Torah.

Je me souviens encore aujourd'hui des deux kheders où j'ai étudié : chez Reb Yitskhok-Moyshe dans la rue Kolie (en face de Moyshe Blekharzsh), et chez Mendele Melamed, dans la cour du boulanger Itsl Radushinski, également rue Kolie.

Il ne manquait pas de nourriture chez nous, mais j'ai toujours envié le repas du rebbe lorsqu'il déjeunait : des pommes de terre râpées, arrosées d'une sauce parfumée, surmontées de viande de mouton ou de petits intestins farcis (kishkelekh), accompagnés d'une tasse de bortsch rouge. Je me pourlèche encore les babines aujourd'hui quand je me rappelle ce repas.

Quand nous avons atteint l'âge scolaire, nous avons commencé à aller à l'école publique. J'ai étudié à l'école publique dans la maison d'Edelshteyn, rue de Varsovie.

Chez nous, deux visions du monde se croisaient, deux univers contrastés.

Mon père a toujours été un anticommuniste déclaré. Il disait que les que les bolchéviques étaient comme des sauterelles et qu'il fallait les exterminer.

« Chez eux, on ne parle plus de meurtre de Juifs, mais d'anciens Juifs assassinés », disait-il. Il pensait qu'on devait prendre les mesures les plus dures contre les communistes, car ils représentaient une menace pour le monde.

Plus tard, quand nos activités politiques ont conduit à des perquisitions à la maison, il se moquait de la police qui, selon lui, était incapable de trouver des moyens radicaux contre ses deux jeunes garçons communistes.

Malgré tout cela, nous, les enfants, le considérions comme un homme intelligent, et nous venions souvent lui demander conseil.

Ma mère, femme très prise et active, s'efforçait de calmer les tensions entre nous pour éviter des conflits trop aigus.

Très sensible aux injustices humaines, elle faisait preuve d'une grande compréhension envers les idées de gauche de ses enfants et de ses frères.

L'aîné de ses frères, Itshé Dembus, venait d'une famille profondément religieuse. Pourtant, dans sa jeunesse, il avait rejoint le mouvement révolutionnaire et faisait partie des tout premiers membres du S.D.K.P.I.L (Parti social-démocrate du Royaume de Pologne et de Lituanie) dans la ville.

Plus tard, il devint un militant actif du K.P.P (Parti communiste de Pologne).

Ma mère, sa sœur, se moquait affectueusement de lui, disant :

« Nikolaï ne deviendra jamais empereur, il finira commissaire. »

Et il répondait :

« Nikolaï n'est déjà plus empereur ; je ne cherche pas à devenir commissaire, mais le communisme, lui, triomphera. »

 

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La famille Bornshtejn en 1922

 

Il m'a profondément influencé dès mes plus jeunes années. Il ne faisait pas de propagande ouverte, mais exerçait sans aucun doute une forte influence sur la jeune génération dans notre foyer.

On peut témoigner de son caractère à travers un fait significatif : après la mort de son père (mon grand-père), il avait pris l'habitude de prier chaque vendredi soir et de faire le Kiddouch à table, comme cela se fait dans un foyer juif. Il en allait de même les jours de fête.

Il expliquait ce geste par le souhait d'alléger le chagrin et la douleur de sa mère, devenue veuve – et ce, en dépit de ses propres convictions personnelles. À l'époque, il était généralement admis que les juifs communistes avaient tendance à manifester ouvertement leur rejet de la religion, notamment au sein de leur propre maison.

 

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Famille Dembus – de toute cette photo, il ne reste que Reuven Rubinsteyn, aujourd'hui à Varsovie

 

Avant tout, cela se passait au sein même des foyers. Chez les familles juives religieuses, l'engagement à gauche de leurs enfants causait souvent beaucoup de peine et de douleur. Mon frère aîné, Ignats, était un garçon très doué et intelligent. C'est pourquoi il a appris très tôt le métier de dentiste, puis a ouvert son propre cabinet, où il a exercé sa profession toute sa vie. Il réalisait également des tirages photographiques comme revenu complémentaire.

Sous l'influence de l'oncle Itshé, il a été très tôt attiré par les idées de gauche, mais de manière modérée. Il s'est rapproché de l'aile gauche du PPS (PPS-Lewica) et, en même temps que mon frère cadet Reuven, il a participé à l'orchestre de mandolines du club ouvrier de la rue Mostova, qui était en réalité dirigé par le K.P.P.

Durant l'occupation, il a intégré le service sanitaire du ghetto. Plus tard, il a rejoint une unité de partisans de l'A.L et est tombé au combat. Cela s'est produit après son retour de Lemberg (Lviv), alors sous domination soviétique. Il était revenu rejoindre sa famille restée à Minsk.

Ignats a été le premier, à la maison, à s'éloigner des pratiques religieuses, ce qui a eu une influence décisive sur les plus jeunes, qui ont vite suivi sa voie.

Parmi les membres actifs du mouvement de gauche figuraient aussi mon frère cadet Reuven et ma sœur Tseshie. En revanche, ma plus jeune sœur, Fele, était plutôt influencée par un courant nationaliste-religieux ; elle a étudié quelque temps à Beit Ya'akov[12].

Comme je l'ai mentionné, j'ai commencé mes études à l'école primaire judéo-polonaise dans la cour d'Edelshteyn. Je garde en mémoire l'image de l'une des enseignantes de mes premières classes, Shtelovna. C'était une jeune femme grande, blonde et jolie, qui nous apprenait des chansons en hébreu comme “Boker, boker ba…”. On chantait toujours cette chanson le matin, au début des cours. Elle nous en expliquait ensuite le sens en polonais. Ensuite, j'ai étudié dans plusieurs autres écoles primaires polonaises pour enfants juifs, où la majorité des enseignants étaient juifs avec des professeurs polonais. Mais le directeur de ces écoles était toujours un Polonais.

Les écoles se trouvaient dans des maisons privées, jusqu'à ce qu'un bâtiment soit attribué derrière la ville, sur la rue Koleiover. En sixième année, j'ai rencontré des membres de l'organisation de jeunesse des Pionniers[13], qui était aussi active dans notre école.

Parmi les Pionniers de l'école se trouvaient Khave Kaminkovska et Osher Garbovnik. C'est par leur intermédiaire que j'ai eu mon premier contact avec le mouvement des Pionniers. Dès mon jeune âge – j'avais moins de 14 ans – j'ai commencé mes activités révolutionnaires. C'était au début de l'année 1926.

J'ai commencé à participer au cercle des Pionniers. Cela coïncidait exactement avec le coup d'état de mai du maréchal Piłsudski. Je me souviens que je courais souvent à la gare pour m'informer auprès de ceux qui arrivaient de Varsovie de l'évolution des évènements liés au coup d'état.

Lors de ma première réunion chez les Pionniers, Eli Mozes est intervenu en tant qu'instructeur. Il m'a profondément marqué, tout comme le discours qu'il a prononcé devant nous. Dans son discours enflammé, il a souligné que pour les communistes, Dieu, c'est le drapeau rouge. C'est notre Dieu, à qui nous nous consacrons et pour lequel nous sommes prêts à donner notre vie, jusqu'à la victoire de la révolution.

Je connaissais Eli, et je le voyais souvent. Pourtant, à chaque réunion, je le regardais comme si je le voyais pour la première fois. Grand, cheveux brun foncé, avec des épaules légèrement voûtées, c'était un garçon d'une intelligence peu commune, très respecté et aimé de tous, malgré son jeune âge.

Nos chemins se sont recroisés en Espagne, au moment de notre participation à la guerre civile, puis à nouveau après la chute de l'Espagne républicaine, en Union Soviétique, où nous avons obtenu le droit d'asile politique. C'était en 1941, peu avant l'invasion nazie de la Russie.

En 1941, Eli Mozes a été parachuté en Pologne avec un groupe de Dombrovshtshak[14]. Il a trouvé la mort peu après, lors d'une embuscade tendue par un groupe de policiers hitlériens dans la région de de Żyrardów[15], à l'endroit même où ils avaient atterri.

Dans le groupe d'Eli Mozes se trouvait également Antek Kovoltshik, un jeune communiste polonais connu à Minsk, lui aussi vétéran de la guerre d'Espagne. Il est également tombé au combat. Le seul survivant du groupe a été Monyek Fuksovitsh, lui aussi un communiste de Minsk-Mazowiecki et ancien combattant de la guerre civile espagnole.

Pendant toute la période où je me suis trouvé à Varsovie dans la Pologne d'après-guerre, j'ai tenté, en vain, d'arracher à Fuksovitsh le secret et la vérité sur la mort d'Eli et de son groupe de parachutistes. Il se taisait ou racontait différentes “histoires de grand-mère”. Ainsi, les circonstances de la mort d'Eli Mozes sont restées enveloppées de mystère.

Dans les années 1930, outre Eli Mozes, d'autres instructeurs des Pionniers étaient actifs : Leyzer Popovski, Itshé Ber Popovski, Meir Shteynbok, Shmuel Volfovitsh, Avrom Sharfshteyn, Gitl Dzshevka, Tsipoyre Mendelson, Menakhem Rayzman, entre autres.

À la même époque, rue Pzsheiazd, dans l'appartement du charpentier Evitzman, un club ouvrier était actif, avec une bibliothèque, tous deux dirigés par des communistes juifs de l'ancienne génération. Parmi les responsables figuraient Moyshe Abramovski, Khayim Mendelson, Leybl Rozenblum, Itshé Dembus, Avrom Meretek, Shmuel Meretek, Tsipoyre Mendelson, Shvitsman, entre autres. Je me souviens peu de l'activité de ce club, car il n'a été actif que brièvement.

Par la suite, toute la vie culturelle organisée, ainsi que les activités des syndicats professionnels, se sont concentrées dans un local situé rue Popshetshne, dans la maison de Ruta, non loin de la gare. Officiellement, c'était le siège des syndicats professionnels indépendants, légalisés par la centrale syndicale de Varsovie. On y trouvait les sections syndicales des tailleurs, des cordonniers et des charpentiers.

En parallèle des activités légales de ces syndicats, l'ensemble de l'activité révolutionnaire s'y était également concentré. On y trouvait une bibliothèque bien fournie, ainsi qu'un club ouvrier, qui organisait fréquemment des conférences, des soirées littéraires, avec la participation d'Aron Val, Zolotov et d'autres. Les soirées de débats sur des thèmes populaires comme « Amour et idéal », « Religion et athéisme », etc., connaissaient un grand succès.

De manière traditionnelle, le réveillon de la Saint-Sylvestre donnait lieu au bilan de l'année écoulée, des soirées antireligieuse étaient organisées, notamment à Yom-kippour ou lors d'autres fêtes juives. Ces pratiques avaient lieu uniquement dans les quartiers juifs et revêtaient un caractère fortement démonstratif contre les juifs religieux de la ville.

Les syndicats professionnels menaient une activité intense. Ils ne s'occupaient pas seulement de l'organisation des communistes et de leurs sympathisants, mais aussi des ouvriers appartenant à d'autres partis ou sans affiliation politique. Ils regroupaient pratiquement tous les ouvriers des ateliers de tailleurs, cordonniers, charpentiers, ainsi que les travailleuses saisonnières, principalement des femmes employées à la cuisson des matsots. Cela permettait aux syndicats de mener des luttes pour de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail. Des grèves étaient fréquemment déclenchées, en particulier au plus fort de la saison.

Il y avait également des grèves à caractère explicitement politique, notamment à l'occasion du 1er mai, ou du jour anniversaire de la Révolution d'Octobre, etc. Les grèves économiques étaient souvent accompagnées d'événements tumultueux, parfois violents : recours à la terreur, attaques d'ateliers et de commerces, passage à tabac des propriétaires et des briseurs de grève, destruction de marchandises, démolitions des installations, etc. La police n'observait pas ces actions d'un œil indifférent : elle intervenait souvent brutalement, arrêtait les dirigeants syndicaux, procédait à des perquisitions et transmettait les personnes arrêtées à la justice. La plupart du temps cependant, cela n'allait pas jusqu'à un procès, car une fois le conflit résolu, les employeurs subissaient des pressions pour retirer leur plainte. Et puis, il faut dire que tout ce monde était juif, et que tout le monde se connaissait bien.

Le club organisait également des activités sportives, et en 1932 une belle Spartakiade[16] a été organisée à Minsk avec la participation d'athlètes venus des villes alentour. Une équipe de football a aussi été formée, sous le nom de Hamer[17], dont j'étais le capitaine. Un cercle artistique amateur était également actif, dirigé par Shivek et Fele du YASK[18] de Varsovie. Le cercle a donné plusieurs représentations réussies à Minsk, et même à Dobre, Okoniev et dans d'autres localités.

 

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Équipe de football
premier rang, de la droite : Platkevitsh, Liptshinski
deuxième rang : Guberek dernier rang : Ioskavitsh

 

Dans ces locaux, en plus des activités légales, se concentraient également toutes les activités illégales. Bien que les réunions des cercles communistes et les réunions des différentes instances aient eu lieu dans les bois ou dans des appartements privés de conspirateurs, tous les ordres et les directives provenaient bien de ces mêmes locaux.

Dans mes jeunes années j'ai commencé à apprendre le métier de tailleur chez Ershel Miodovski. En tant que membre des Jeunes Pionniers j'ai immédiatement ressenti le devoir de devenir membre de la section jeunesse du syndicat des tailleurs. Rapidement, j'ai été élu secrétaire de cette section jeunesse et suis devenu actif au sein de ce syndicat. Mes activités politiques et syndicales ont été la raison pour laquelle je n'ai jamais appris correctement le métier de tailleur, ni d'ailleurs les autres métiers, dont j'ai changé à plusieurs reprises.

La direction des locaux de la rue Popshetshne a été assurée, à différentes époques, entre autres par :

Tailleurs : Avrom Meretek, Shmuel Meretek, Meir Shteynbok. Leybl Grinberg, Moyshe Grinberg, Avrom Sharfshteyn, Shmuel Volfovitsh, Eli Rotsztejn, Moyshe Bornshtejn.

Cordonniers : Moyshe Abramovski, Mekhl Ruzshanski, Ezra Volfovitsh, Srulke Vulf, Butshe Kramazsh.

Responsables culture et bibliothèque : Itshé Dembus, Khayim Mendelson, Tsipoyre Mendelson, Eli Mozes, Menakhem Rayzman, Leyzer Popovski, Itshé-Ber Popovski, Butshe Kramazsh, Miriam Berman.

Tous ceux mentionnés appartenaient en même temps aux instances dirigeantes du parti communiste illégal (K.P.P) et aux organisations de jeunesse.

Le mouvement politique de masse, de plus en plus étendu, ainsi que l'activité syndicale dont la portée et l'influence étaient très importantes au sein de la population juive de la ville, ont conduit la police à recourir à des moyens de répression toujours plus sévères. Arrestations préventives fréquentes, perquisitions, fermetures de locaux : ces mesures étaient devenues monnaie courante. Les arrestations d'activistes du mouvement de gauche se répétaient constamment.

Durant ces années – à la fin des années vingt et au début des années trente – plusieurs procès politiques ont eu lieu, et de nombreux militants ont été condamnés à plusieurs années de prison. Les arrestations de masse, souvent accompagnées de coups contre les détenus au commissariat de la rue Varsovie, se produisaient le plus souvent à la veille des grandes dates révolutionnaires, comme le 1er mai, la Révolution d'Octobre, les journées anti-guerre, ou encore à la veille de la préparation d'actions politiques ou économiques, qu'elles soient de caractère local ou national. Dans les années 1930, la police emmenait les détenus la nuit dans les casernes du 7ème régiment des uhlans polonais et les frappait en chemin.

Ma première arrestation a eu lieu alors que je n'avais pas encore quinze ans, à la suite de ma prise de parole en public et de mon discours dans l'école du marché. Cela s'est produit après la mort du ministre de l'Éducation et de la Culture du régime Sanacja[19]. Tous les enfants des écoles publiques juives avaient été rassemblés dans l'école pour participer à une prière funèbre. Nous, les Pionniers, avons décidé de transformer ce rassemblement en une manifestation.

Dès l'ouverture de l'assemblée, des pigeons ont été lâchés, avec de petits drapeaux rouges attachés à leurs pattes, et des banderoles ont été déployées. Des tracts communistes ont été lancés, Osher Garbovnik et moi avons sauté sur des tables pour prononcer des discours devant les élèves rassemblés, pour dénoncer le régime Sanacja en Pologne. Le bedeau, profitant du désordre, a sauté par une fenêtre et est allé prévenir la police. Avant qu'elle n'arrive, nous avions déjà réussi à fuir. Mais nos noms étaient connus, et la nuit suivante, on est venu m'arrêter chez moi.

Le lendemain matin, lors de mon interrogatoire, j'ai donné un alibi : à l'heure des faits, j'étais, ai-je dit, avec une fille dans la forêt de Siennicka. La police savait pertinemment que c'était un mensonge. Mais pendant que j'étais en détention, un groupe de camarades a brisé les vitres de la maison du bedeau et, sous la menace, l'a contraint à revenir sur ses déclarations contre nous. Faute de témoignages, la police a été contrainte de me relâcher.

À partir de ce moment-là, les perquisitions à mon domicile sont devenues fréquentes. Mon père, qui est mort en 1933, était très contrarié par mon engagement, tandis que ma mère réagissait avec un calme relatif. Elle me disait tranquillement, que je devrais faire plus attention à la police – qu'ils ne devaient pas « nous prendre en faute », comme cela arrivait trop souvent.

Depuis lors, j'ai connu toutes sortes d'arrestations, le plus souvent préventives, lorsque la police soupçonnait des actions ou opérations planifiées par les milieux de gauche. En 1929, j'ai quitté les Pionniers pour rejoindre l'organisation de jeunesse (K.Z.M.P) et je suis devenu encore plus actif. Je préparais des petits drapeaux rouges dans l'atelier du tailleur Radzinski, que nous accrochions ensuite dans divers lieux publics. Je polycopiais des tracts, faisais des discours lors de « masówkes[20] », dirigeais l'autodéfense des jeunes juifs polonais, et j'étais engagé dans le mouvement syndical : j'organisais des grèves et usais parfois de violence contre les briseurs de grève.

Je me souviens notamment de notre activité cette année-là, en 1929. C'était l'année des pogroms arabes en Eretz-Israël[21], qui ont déclenché une vague de protestation dans les rues juives. Chez nous aussi, les organisations sionistes ont organisé un rassemblement de protestation dans la cour de la maison d'études (Beit Midrash), sur la place du marché. Les juifs ont fermé leurs boutiques et ateliers, et une foule nombreuse, jeunes et vieux, s'est réunie dans la grande cour.

Nous, les communistes, avons reçu l'ordre de saboter le meeting et de le transformer en une manifestation de solidarité avec les masses arabes dites « révolutionnaires ». Dès que les orateurs ont commencé à parler, nous avons lancé des oulotkes[22] (petits tracts), scandé des slogans pro-arabes et crié des appels en faveur des Arabes.

Cette action reste gravée dans ma mémoire comme une honte ineffaçable. L'attitude de ce mouvement aujourd'hui n'est pas si différente – à cette différence près que la place du Grand Mufti de Jérusalem est aujourd'hui occupée par le meurtrier Arafat, si populaire aujourd'hui à Moscou. Je ne me console que par le fait que, depuis cette époque, moi-même, comme beaucoup d'autres, avons tiré des leçons. Si à l'époque je criais des slogans pro-arabes à Minsk, aujourd'hui, mes six fils, soldats de Tsahal, montent la garde pour la sécurité d'Israël…

Je me rappelle aussi d'un affrontement cette même année avec les frakes[23] du marché, dont nous sommes sortis victorieux, après les avoir chassés de la ville.

En 1932, je suis passé de l'organisation de jeunesse au Parti lui-même. Cette année-là ont eu lieu les grandes grèves paysannes à Jadów, au cours desquelles la police a abattu plusieurs paysans. Des manifestations ont éclaté dans tout le pays. À Minsk, alors qu'il accrochait un drapeau, Yitskhok Korman (“Poviatshek[24]”) a été arrêté par Voitshekhovski, le chef local des légionnaires. Lors d'une réunion du parti, il a été décidé de « donner une leçon » à Voitshekhovski, qui vivait à Stankovizne – une opération qui devait servir d'avertissement pour d'autres.

La mission a été confiée à un groupe placé sous mon commandement. Avec moi se trouvaient trois Polonais, ainsi que Nahum Morgenbeser et Zisman. Un jour, nous l'avons attendu dans les bois, près de la gare, sur la route du village de Stankovizne. Nous l'avons intercepté, lui avons brisé les os et cassé plusieurs dents.

C'est alors qu'est arrivé le policier Rimanovski, le pshodovnik[25], avec son chien Rex. Il s'est lancé à notre poursuite. Par chance, le chien me connaissait bien : lorsqu'il nous a rattrapés, je lui ai caressé la tête pour le calmer – il s'est aussitôt retourné et est reparti vers son maître.

J'ai réussi à revenir en ville en contournant par Jasionówka et les champs derrière l'hôpital. C'était un vendredi soir. Je suis tombé sur Shmuel Popovski, qui m'a dit que la police me cherchait déjà chez moi. Il s'est avéré que Shatkovski me traquait, et avait même dit à ma mère que s'il me trouvait, il me tuerait sur place. Il lui avait montré un revolver, expliquant qu'il le mettrait dans ma main pour faire croire que j'avais opposé une résistance à mon arrestation.

Je me suis rapidement éclipsé. En passant par des chemins détournés, à travers le vieux cimetière et des arrière-cours, je me suis faufilé jusqu'à l'appartement de Pinkhes Korman, où je me suis caché. La police menait une chasse à l'homme dans toute la ville, procédait à des arrestations – et c'est moi qu'elle cherchait avant tout.

Il s'est avéré que, malgré mon déguisement, Voitshekhovski – celui que nous avions roué de coups – m'avait reconnu et livré mon nom à la police. J'ai dû fuir la ville. Je me suis réfugié dans un verger près de Stodiles. De là, on m'a fait passer à Varsovie, caché dans une charrette remplie de foin, et j'y ai vécu quelque temps dans la clandestinité.

Je ne suis revenu à Minsk qu'en 1933, peu avant la mort de mon père, profitant de l'amnistie générale.

À cause de mon expérience, le parti m'a confié de nouvelles responsabilités : je devais m'organiser pour travailler dans la fabrique Fogelnest à Stodiles et aider les ouvriers à s'organiser. Plusieurs Juifs travaillaient dans les bureaux de l'usine : les deux frères Kamientski et leur sœur, Leybl Shtutman et sa sœur. En tant qu'ouvriers ordinaires, il y avait Butshe Koyfman, Melekh Guberek, Epshteyn de la rue Kolie, Kiveyko du marché, ainsi qu'un contremaître juif de Varsovie.

Les ouvriers non qualifiés étaient principalement de pauvres paysans des villages alentour, pour qui le travail à l'usine n'était qu'un revenu d'appoint. Leurs salaires étaient donc très bas. Le régime dans l'usine était strict, et au moindre faux pas, on était renvoyé. J'étais moi-même ouvrier non qualifié et devais rester extrêmement prudent afin de ne susciter aucun soupçon quant à mes véritables objectifs.

Cela n'a pas duré longtemps : j'ai mis en place un syndicat professionnel, et lorsqu'une grève générale a éclaté pour protester contre la cherté de la vie, le travail a également été interrompu dans notre fabrique. Malgré l'enquête de police, ils n'ont pas pu identifier l'organisateur de la grève.

Je n'y ai pas travaillé longtemps, car mon service militaire approchait – c'était en 1934. En 1936, à mon retour de l'armée, il m'a été très difficile de reprendre une vie civile. C'était peu après le pogrom. Beaucoup de mes camarades avaient quitté la ville, certains même pour l'étranger. D'autres étaient en prison, et certains vivaient dans la clandestinité ou avaient sombré dans la passivité.

J'ai recommencé à travailler comme tailleur, d'abord Dovid Laufer, puis chez Avrom Slodzsharzsh, et j'ai repris mes activités dans le parti, au-delà du domaine strictement professionnel. J'ai pris la direction du groupe d'autodéfense et organisé une attaque contre un groupe de Naro spécialement descendu de Varsovie pour agresser des Juifs. Nous les avons attendu près de la gare, et avant qu'ils ne comprennent ce qui se passait, nous les avions déjà roués de coups, eux et leurs collègues de Minsk, et les avions forcés à retourner à Varsovie. Le Naro Piekhatovitsh, l'un des assassins de Tsilikh, a été particulièrement battu.

Ont participé à cette action : khaskl Matushevski, Pesakh Radzinski, Ziskind Berger, Menakhem Mints, Gershn Sharfshteyn entre autres. Peu après, j'ai été arrêté. On m'a accusé de terroriser la jeunesse polonaise de la ville. Sur la base d'une condamnation administrative, j'ai été envoyé à la prison centrale de la rue Danilovitshovski à Varsovie. J'ai appris que l'organisation Naro de Minsk avait lancé un contrat de mort contre moi. Les perquisitions à notre domicile s'intensifiaient, et la police a commencé à me menacer de m'envoyer à Kartuz-Bereza.

Dans cette situation, j'ai demandé au parti de m'aider à partir pour l'Espagne – un projet auquel je rêvais depuis mon retour du service miliaire. Pour ma famille, cela signifiait que je partais à Paris. Avec mon amie Sure Morgenshtern, nous avions convenu qu'une fois arrivé là-bas, elle me rejoindrait. Elle y avait sa sœur Fela et la famille Brones.

Grâce à beaucoup de pots-de-vin, j'ai réussi à obtenir un passeport avec un visa pour un pays d'Amérique du Sud et un visa de transit pour la France. À Roch Hachana 1937, j'ai quitté la gare de Minsk. Ce furent mes adieux à ma chère mère, mon frère, ma belle-sœur, mes sœurs, mes tantes, mes oncles et mes amis proches, que je n'ai plus jamais revu. Après deux jours et une nuit de voyage, je suis arrivé à Paris. Je suis resté quelque temps chez la belle-sœur de mon frère, Ruzshke Stanislavovska, née Aronzon, et de là, j'ai gagné l'Espagne.

Notes de bas de page du traducteur

  1. K.Rudzki et Cie (K. Rudzki i Spółka) usine métallurgique fondée en 1858, son siège était à Varsovie. C'était la plus grande entreprise à Minsk. Elle produisait des ponts, des embranchements ferroviaires, des portiques, des turbines hydrauliques ainsi que des obus et des wagons. Pendant l'entre-deux-guerres, avec Fogelnest elles étaient les deux plus grandes usines. Revenir
  2. Endecja - diminutif de Narodowa Demokracja (Démocratie nationale), aussi appelée Stronnictwo Narodowe (Parti national). Ce mouvement nationaliste polonais visait à construire un État polonais catholique en combinant les principes du catholicisme et du nationalisme. Il était connu pour ses positions antisémites. Revenir
  3. Chadecja - Diminutif de Chrześcijańska Demokracja (Démocratie chrétienne). Ce courant politique conservateur et catholique participa en 1922 à la coalition du Chrześcijański Związek Jedności Narodowej (« Union chrétienne de l'unité nationale », surnommée Chjena), puis à celle du Chjeno-Piast après la signature du pacte de Lanckorona en 1923. Revenir
  4. Il s'agit d'une famille noble locale. Revenir
  5. Folwark est un terme historique spécifique à la Pologne et aux régions avoisinantes, difficile à traduire de manière précise. Il désigne un domaine seigneurial, souvent agricole, exploité par le travail de paysans. Revenir
  6. Stshelets : association paramilitaire et sportive polonaise, nationaliste, fondée au début du XXe siècle, visant à préparer militairement les jeunes hommes polonais. Revenir
  7. Sokol (Les faucons) mouvement gymnique et culturel nationaliste tchèque fondé à Prague en 1862 par Miroslav Tyrš et Jindřich Fügner. Il s'est étendu dans toute l'Europe centrale et jusqu'aux communautés diasporiques, focalisé à l'origine sur la pratique sportive, il étend rapidement ses activités au domaine culturel. Revenir
  8. K.P.R.P Parti communiste de Pologne (en polonais Komunistyczna Partia Polski, K.P.P) est né le 16 décembre 1918 de la fusion du S.D.K.P.I.L et du P.P.S-gauche. À partir de 1919, il devient une section de l'Internationale communiste (Komintern). Jusqu'en 1925 son nom officiel est Parti communiste ouvrier de Pologne (Komunistyczna Partia Robotnicza Polski, KPRP). Ses dirigeants Adolf Warski, Henryk Walecki et Wera Kostrzewa étaient surnommés « les 3 W ». Revenir
  9. Probablement un acronyme régional du SDKPIL de tendance marxiste. Revenir
  10. Union communiste de la Jeunesse polonaise. Revenir
  11. Le MOPR a été fondé en 1922 par l' Internationale communiste pour fonctionner comme une “Croix-Rouge politique internationale”, fournissant une aide matérielle et morale aux prisonniers politiques radicaux de “ ;guerre de classe” ; à travers le monde. Revenir
  12. Beit Ya'akov : institution du monde juif orthodoxe, équivalente de l'école primaire et secondaire pour les jeunes filles. Revenir
  13. Les Pionniers sont les membres d'une organisation de jeunesse communiste, inspirée du scoutisme mais indépendante de celui-ci et exclusivement dans les pays communistes, où le scoutisme traditionnel est interdit. L'organisation des Pionniers est fondée par les bolcheviques en Union soviétique le 19 mai 1922. Revenir
  14. Le groupe des Dombrovshtshaks (transcription yiddish du polonais Dąbrowszczacy) fait référence aux volontaires polonais ayant combattu dans les Brigades internationales durant la guerre civile espagnole (1936–1939), aux côtés de la République espagnole contre les franquistes. Le nom vient du général Jarosław Dąbrowski, une figure du nationalisme polonais du XIXe siècle, mort en défendant la Commune de Paris en 1871. La Brigade Dąbrowski (ou XIIIe Brigade internationale) était composée majoritairement de communistes ou socialistes polonais en exil, notamment des Juifs de Pologne, souvent engagés politiquement avant même la guerre d'Espagne. Après la défaite de la République espagnole, une partie d'entre eux a trouvé refuge en URSS. Certains, comme Eli Mozes, ont ensuite été parachutés en Pologne occupée pendant la Seconde Guerre mondiale, dans des missions clandestines de résistance contre les nazis. Revenir
  15. Żyrardów est une ville polonaise de la voïvodie de Mazovie dans le centre-est de la Pologne. Située à environ 45 kilomètres à l'ouest de Varsovie. Revenir
  16. Spartakiade est originellement le nom d'un événement sportif international que l'Internationale rouge sportive et le Conseil suprême de Culture physique (Russie) avaient créé en opposition aux Jeux olympiques. Revenir
  17. Hamer : Marteau, peut être en référence à Juda Macabi der hamer et la révolte des Maccabées contre la domination syrienne hellénistique des Séleucides. Revenir
  18. YASC ou YASK : Yiddishe Arbeiter Sporting Club Revenir
  19. Piłsudski initia une politique d'« assainissement » (Sanacja (en)) (1926-1939), menée par des moyens autoritaires (gouvernement par décret, censure) et centrée sur le rétablissement des bonnes mœurs de la vie publique. Revenir
  20. Il s'agit de grands rassemblements ou assemblées populaires (du russe/po polonais masówka). Revenir
  21. Les émeutes de 1929 en Palestine mandataire, également connues sous le nom de Massacres de 1929 ( מאורעות תרפ”ט, littéralement les évènements de 5689 Anno Mundi), ou de la révolte de la Buraq (ثورة البراق), se réfèrent à une série de manifestations et d'émeutes fin août 1929, qui font suite à un différend de longue date entre musulmans et Juifs sur l'accès au Mur des Lamentations à Jérusalem. Pendant la semaine d'émeutes du 23 au 29 août, 133 Juifs ont été tués par les Arabes et 339 autres ont été blessés, tandis que 110 Arabes ont été tués et 232 ont été blessés, la grande majorité par les forces de l'Empire britannique. Revenir
  22. Diminutif de ulotki (tracts en polonais), forme yiddishisée. Revenir
  23. Le terme yiddish « frakes » (litt. « redingotes ») peut désigner péjorativement, selon le contexte, soit des juifs orthodoxes (en raison de leur tenue), des conservateurs religieux, soit des adversaires politiques bien habillés, notamment des nationalistes ou fascisants. Vu le contexte d'un affrontement de rue et le fait qu'ils furent « chassés de la ville », il s'agit probablement ici d'un groupe politique hostile – possiblement des militants antisémites locaux ou des adversaires de gauche. Revenir
  24. surnom probablement dérivé de powiat (district), signifiant que c'est un homme de terrain, local. Revenir
  25. c'est un grade de policier en Pologne Revenir

 

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