"Je suis né à Paris de parents Polonais. Nous sommes arrivés en Belgique en 1928, à Bruxelles. Mes parents tenaient un restaurant juif. Nous étions une famille aisée. Nous parlions le Yiddish* à la maison, et aussi politique, car mon père était bundiste*. Je fréquentais des mouvements de Jeunesses socialistes non juifs, les Faucons rouges et je suivais mes études à l'Athénée Léon Lepage.

Le 10 mai 1940, la guerre a éclaté en Belgique. Le 12 mai, nous avons été convoqués au consulat de France pour recevoir un ordre d'évacuation. Le 14 mai, j'ai été évacué en tant que Français et envoyé vers Béziers, où les réfugiés étaient répartis dans les villages et logeaient chez l'habitant.

En septembre 1940, j'ai eu l'occasion de revenir en Belgique par un train réservé uniquement aux Français. Je suis retourné à l'école, j'ai poursuivi mes études et la vie a continué. En 1941 on a commencé à porter l'étoile. Cette étoile, des jours je la portais, des jours je ne la portais pas. Ca dépendait un peu de mon humeur, de l'endroit où j'allais et avec qui j'étais. J'ai revu mes amis des Faucons rouges et des mouvements de Jeunesses socialistes et nous avons continué à nous réunir.

Il n'y a pas d'antisémitisme à l'école, du moins de manière active, excepté un de mes compagnons de classe qui était d'opinion nazie et qui d'ailleurs est devenu membre d'un mouvement de jeunesse de l'occupant. Par hasard, je m'étais lié d'amitié à ce compagnon de classe jusque presque fin 41, moment où il a commencé sérieusement à militer et nous nous sommes séparés. Il y a d'ailleurs eu de la bagarre un jour à l'école, et il s'est fait tabassé par mes compagnons parce qu'il m'avait oralement agressé. J'ai été appelé ensuite chez le directeur, qui m'a demandé de m'absenter deux ou trois jours, parce qu'on ne savait pas la réaction que ce compagnon allait avoir. Il n'y a pas eu de réaction spéciale et je ne l'ai plus jamais revu. Il serait mort quelque part sur le front de l'est...

En juin 42, la décision a été prise de fermer le commerce lorsqu'on a du mettre ces fameuses petites affichettes "Entreprise juive". A cette époque, les arrestations avaient déjà commencé, des amis de papa étaient déjà passés à Breendonck et en étaient sortis. Ils ont raconté ce qui s'y passait et nous avons envisagé alors de quitter la maison. Ma soeur, âgée de douze ans, est retournée chez la nourrice où elle avait vécu jusqu'en 1940. Mes parents se sont séparés et ont été loger chacun de leur côté chez des amis. Quant à moi, en tant que Français, on m'a expédié en France, à Béziers, mes parents m'ont dit qu'ils me rejoindraient quelques mois plus tard.

J'ai quitté la Belgique à la fin du mois de juin, après les examens scolaires, suivant un cheminement assez facile : le train jusqu'à Lille, puis jusqu'à Paris et puis Béziers, avec un arrêt à la ligne de démarcation à Vierzon, entre la zone occupée et la zone libre. Jusqu'à Vierzon, je n'ai pas eu de problèmes, j'ai voyagé accompagné d'un ami de mon père. A Vierzon, il m'a abandonné et m'a laissé me débrouillé tout seul. Je fus arrêté à Vierzon par la Gestapo pour un contrôle de papiers, où on m'a d'abord considéré comme juif, et puis plus ! - je n'ai pas un nom particulièrement juif - on à vérifié mes papiers, le contenu de mon sac. Il se trouve que j'étais justement habillé avec une culotte courte de velours, genre scout - Il faisait chaud - et je portais le ceinturon des Faucons rouges. Or, un faucon en fer, cela ressemble à un aigle et ça a trompé l'officier allemand. Je lui ai dit que c'était l'uniforme des mouvements de Jeunesse et il a pensé qu'un mouvement juif ne pouvait pas reprendre un aigle sur son ceinturon. D'autre part, j'avais des photos sur lesquelles il était écrit en allemand "A notre ami". C'était des photos de jeunes filles blondes en uniforme des Faucons rouges, mais de Suisse, et elles avaient signé de leur nom suisse-allemand : "Souvenirs de vacances". Alors l'officier m'a gentiment dit de remonter à Paris avec le premier train le lendemain matin et il m'a donné une adresse où on me donnerait un laisser-passer et qu'il n'y aurait pas de problèmes.

Vers minuit, j'ai été chez ce même allemand pour lui demander l'autorisation d'aller à l'hôtel pour dormir parce que j'étais fatigué. Il m'a donné un billet pour aller à l'hôtel mais en fait, ce que je voulais, c'était sortir de la gare ! Je me suis donc caché dans une pissotière en face de la gare et en face d'un bistrot, dans lequel je me suis précipité dès qu'il a ouvert, vers cinq heures. Là , un monsieur a tout de suite compris la situation : je ne devais pas être le premier, ni le dernier non plus. Il m'a donné un café, m'a demandé si je voulais aller de l'autre côté : "Oui ? Bon. Attendez." J'avais quand même un peu peur. Un monsieur est arrivé, qui a pris mes bagages et les a portés à la gare en disant que je les récupérerais à la station suivante... Puis il est revenu avec une canne à pêche et nous sommes partis. Nous sommes sortis de la ville, on a longé les berges du Cher et on est vite arrivés en pleine campagne. Là, il a attendu qu'une patrouille d'allemands soit passée et il a dit : "Voilà, tu traverses. De l'autre côté c'est la France libre". Je me suis mis à l'eau, tout habillé, avec mon imperméable et mes godasses, moi qui ne savait presque pas nager. Je savais nager, mais que j'avais peur de l'eau et que je n'avais jamais été dans les grandes profondeurs. Le Cher était assez tumultueux parce qu'il y avait plu pendant trois jours, ce qui fait que le niveau était très haut et le courant rapide. Mais je me suis bien débrouillé et, depuis cette époque, je nage...

Arrivé de l'autre côté, j'ai marché jusqu'au village de Cheribibi où se trouve la gare qui doit suivre celle de Vierzon sur la route d'Orléans. Entre temps, je m'étais arrêté dans une belle prairie. Il faisait beau. Je me suis pratiquement mis à poil pour faire sécher mes vêtements au soleil, y compris mes papiers. J'allais probablement devoir montrer mes papiers et ça n'a pas tardé d'ailleurs. Une voiture s'est arrêtée et comme j'étais à poil, je me suis dit que ce n'étais pas la peine de foutre le camp. C'était la police française. Ils m'ont demandé mes papiers, ils m'ont demandé où j'allais, j'ai dit que j'allais à Béziers et ils m'ont dit que quand j'arriverais à Béziers, je devais me faire refaire des papiers et ce fut tout ! Une fois mes vêtements secs, je me suis rhabillé et j'ai marché jusqu'à Cheribibi où j'ai attendu mes bagages à la gare, ensuite, j'ai pris un billet de chemin de fer jusqu'à Béziers.

A Béziers, j'ai rejoint le village où j'avais été précédemment, Cazous-lès-Béziers, à 20 kilomètres de Béziers. Toujours pas de problèmes. Des réfugiés de l'époque de 40 s'y trouvaient toujours et avaient obtenu la nationalité française. Parmi eux, j'ai retrouvé un réfugié que je connaissais de cette époque-là et avec lequel j'avais voyagé dans le train qui nous avait amenés de Bruxelles. J'y avais fait sa connaissance et celle de sa femme. C'était un résident français, qui avait, je crois, fait partie des services secrets français à l'époque, sous couvert du métier de détective privé. Toujours est-il qu'en 42, il a pris la direction du secrétariat de la mairie et qu'il m'a tout de suite fait mes papiers, sans me demander quoi que ce soit. Il m'a fait une carte d'identité, des bons de ravitaillement et il allait commencer à faire des démarches pour que je reçoive de l'argent comme réfugié. Je lui ai dit alors que je ne voulais pas et que j'allais chercher du travail. Pour trouver du travail, il fallait aller à Béziers, une grande ville.

Effectivement, j'y ai trouvé du travail comme apprenti mécanicien de machines à écrire, j'ai trouvé un logement et j'ai travaillé.

Comme j'étais tout seul là-bas et que le temps était long, j'allais manger tout les midis à la cantine de la Croix Rouge, qui se trouvait à cette époque à la gare de Béziers. J'y ai fait la connaissance d'autres personnes, d'autres jeunes et notamment des réfugiés qui venaient de Paris. Parmi eux se trouvaient un Juif. Il s'était inscrit dans un mouvement de scouts protestants, dans lequel il m'a entraîné. C'est comme cela que je suis devenu dirigeant de la troupe de scouts unionistes de Béziers. J'ai été contacté par la suite pour faire de la résistance, nous étions en septembre 43. Cette Résistance consistait, au début, à distribuer le journal Combat dans les boîtes aux lettres. J'ai été plus loin que ça : par après, je suis devenu une boîte aux lettres, c'est-à-dire que je recevais du courrier et que j'en expédiais. Ca s'arrête à ça. J'ai participé aussi à la mise en route d'actes de sabotage, mais à la mise en route seulement, en tant que scout. Sur une carte de la région, j'avais repéré en rouge certains traits et lieux, pour des sabotages sur les chemins de fer, pour la Résistance.

Fin avril, début mai 44, j'ai été arrêté à la suite d'une autre arrestation. Quelqu'un était descendu du maquis pour me contacter ainsi que d'autres membres du même réseau, le Réseau 5 de l'A.S., l'Armée Secrète. Il s'est fait arrêté à la gare de Béziers avec les noms des gens qu'il devait voir et tout le monde s'est fait arrêter. Qu'il ait parlé, qu'on ait pris la liste, peu importe. Je ne sais pas dans quelles conditions il a été interrogé, en tous cas, il a fini par avouer ce que représentait cette liste.

J'ai été interrogé pendant deux jours par la Gestapo à Béziers. J'ai été mis dans une prison, qui était en fait une caserne occupée par l'armée allemande. De là, on est venu nous chercher pour nous expédier sur Paris. A Paris, j'ai d'abord été emmené au siège de la Gestapo, rue des Saussaies, où j'ai été interrogé assez brutalement. Puis on m'a incarcéré à Compiègne.

Lorsque nous avons fait le trajet en train de Béziers à Paris, nous étions environ une vingtaine de personnes arrêtées, à peu près tous des Résistants, sauf un Suisse qui montait à Paris, parce qu'il devait prouver qu'il était Suisse... Notre train à été mitraillé avant Orléans par l'aviation alliée, et nous avons essayé de fuir, bien sûr. Le Suisse m'a rattrapé avec sa grosse bêtise : "Monsieur, vous oubliez votre valise ! " - je ne suis pas prêt de l'oublier ! Il y avait également parmi nous des Espagnols qui avaient fait la guerre d'Espagne et qui étaient, eux, beaucoup plus aguerris que la majorité des autres détenus. En quittant le train pendant le mitraillage, ils avaient emporté tous les dossiers des gens, les leurs mais aussi les nôtres ! Ce qui fait qu'arrivés à Paris, il n'y avait plus un seul papier ! Plus rien... Cela explique un peu l'interrogatoire de deux jours et mon expédition vers Compiègne.

A ce moment-là, j'ai fait une bêtise quand on m'a demandé comment s'appelaient mon père et ma mère, j'ai donné les noms : Sufit et Grosman. Je me disais que ces noms pouvaient passer pour des noms allemands ou hollandais. "Où étiez-vous à Caen ?" Le but était de raconter une histoire fictive à ces SS et de s'en tenir à une et une seule version. Or nous savions que Caen avait été détruite complètement et qu'il n'y avait plus d'archives. J'ai donc dit que ma famille venait de Caen. J'étais tellement préoccupé de ne pas perdre le fil de ma propre histoire que j'étais en train de leur inventer, que je n'ai même pas senti les coups qu'ils m'assenaient. J'ai répondu que j'étais né à Paris, sans même savoir que mes parents y étaient aussi à ce moment-là ! Et en arrivant à Compiègne, d'autres amis du même réseau de Résistance que j'avais connus à Béziers m'ont dit que mes papier n'avaient pas suivi, qu'il n'y avait plus de papiers, si ce n'est notre nom et notre prénom... et que nous faisions l'objet d'enquêtes. Et il m'ont gentiment conseillé : "Ne dis pas que tu es résistant, dis que tu es Juif. Si tu dis que tu es résistant et s'ils vont voir à la mairie du XXe que ton père s'appelle Abraham Benjamin Sufit et que ta mère s'appelle Hella Grosman, tu ne passes plus ! Si tu dis que tu es à la fois juif et résistant, ton compte est bon."

Je me suis alors fait passer pour Juif et j'ai été transféré à Drancy. On n'avait pas mis le tapis rouge pour moi, je n'y suis même pas resté un mois. Puis, nous avons pris le train pour "Pitchipoï". Pitchipoï, en fait, c'est Auschwitz. Nous étions dans des trains à bestiaux, à soixante par wagon, assez serrés. C'était un wagon uniquement d'hommes. Quelques-uns avaient préparé une évasion qui n'a pas eu lieu, parce que c'était difficile et que les outils que nous avions étaient vraiment rudimentaires comparés à la solidité des wagons. Après cinq jours de voyage nous sommes arrivés à Birkenau*.

Arrivés là, cela a été le jeu habituel, les cris... On nous a dit de laisser nos valises dans le wagon, qu'on les récupérerait après. On nous a fait sauter des trains et on nous a tout de suite divisés en deux groupes : les hommes d'un côté, les femmes et les enfants de l'autre. Il y avait quelques camions dans lesquels les Allemands sont venus prendre les personnes qui semblaient en difficulté pour marcher, ou malades. Dans un autre wagon - deux ou trois avant le nôtre -, il y avait eu une tentative d'évasion ratée, bien que les gens aient déjà quitté le wagon au moment où on avait passé la frontière allemande, à la frontière de l'Alsace-Lorraine, les gens ont fuit dans la campagne... Les Allemands avaient arrêté le train et réquisitionné tous les gens de ce wagon : ceux qu'ils avaient rattrapés, avec les cadavres des gens qu'ils avaient tués. Et ceux-là, arrivés à Auschwitz, on les a vus descendre du train à part et on ne les a plus jamais revus.

Sur le quai de Birkenau, eut lieu cette première sélection*, comme on l'appelle aujourd'hui - à ce moment-là nous ne savions pas que c'était une sélection. Droite, gauche, droite, gauche... Peu de temps après, une heure peut-être, nous nous sommes mis en route et nous sommes rentrés dans le camp par la grande porte. Nous traversions le camp jusqu'à une grande place, où on nous fit stationner. Quelques-uns d'entre nous se sont fait reconnaître par d'anciens déportés, des membres de la famille, des amis... qui ne leur ont pas tout dévoilé, mais une partie quand même.

Un de mes grands souvenirs de ce moment-là est un groupe de jeunes fille hongroises, de toute beauté. Elles ne savaient pas ce qu'il allait leur arriver. Elles chantaient. Elles étaient habillées de costumes folkloriques, elles étaient vraiment très jolies. J'avais alors près de dix-huit ans... et je n'étais pas indifférent à la beauté des filles.

Par après, on nous a pressés, on nous a fait déshabiller dehors tout nus. On nous a dit de garder nos chaussures à la main et on nous a fait rentrer dans une grande salle où il y a des pommeaux de douche. Je ne sais pas si les chambres à gaz étaient pourvues de pommeaux de douche aussi. On m'a dit que oui. Nous sommes entrés en tenant nos godasses et on a eu de l'eau, on aurait pu avoir du gaz, mais on a eu de l'eau. Ca n'a pas duré longtemps. Nous n'avions ni serviettes, ni savon, rien. On nous a fait sortir de l'autre côté de cette salle, où tout ce que nous pouvions faire, c'était nous sécher au soleil et au vent. On nous a donné des vêtements, ces fameux vêtements rayés. La mentalité était telle que nous avons pris ces vêtements et que nous avons encore eu ce réflexe humain, un pur réflexe de solidarité : nous avons échangé nos vêtements : "Ca c'est trop grand pour moi, ça c'est trop petit pour moi...", ce qui ne se fera plus par après. Nous n'avions toujours pas mangé. On nous a fait mettre en rangs par cinq et nous avons quitté Auschwitz-Birkenau pour le camp de Buna-Monowitz*, Auschwitz III.

Après une marche assez longue, on nous a mis dans de grandes tentes. Ces tentes pouvaient facilement contenir deux à trois cent personnes, il y en avait deux ou trois. On nous a servi la soupe et puis ce fut tout. On nous a demandé de ne pas sortir de la tente. On ne savait pas où on était. On a réussi à savoir qu'on était à Auschwitz, en Pologne, en Silésie. Nous sommes restés comme cela pendant 48 heures. Après ces 48 heures, nous avons reçu un numéro tatoué sur le bras. La-dessus, j'ai entendu dire qu'on avait beaucoup de chance, parce qu'on allait rester en vie. Les autres détenus nous ont prévenus que notre nom n'existait plus, que nous n'étions plus que des numéros.

Nous avons été répartis dans différentes baraques et, le lendemain matin, dans les Kommandos* . A partir de ce moment-là, nous faisions partie intégrante de la masse des détenus qui vivent au camp avec la pensée d'être dans un camp de travail. Mais au fur et à mesure que le temps passait, les réactions changeaient : nous commencions à nous rendre compte que ce qu'on croyait être un camp de travail, était en réalité un camp de concentration. Dès lors, la question de survie est devenue principale, et non plus le travail ou la productivité, il allait falloir vivre, survivre à tout prix.

Un autre élément changea chez certains, mais pas chez moi, la moralité et le rapport avec les autres. Elevé comme je l'avais été, je n'aurais pas pu prendre une attitude égoïste, qui m'était inconnue, je me suis donc plié facilement aux autres, me disant qu'il fallait les aider. Il m'est arrivé de partager des choses avec les autres et si au début, mes pensées allaient vers une éventuelle évasion, par la suite, je n'ai plus pensé qu'a survivre. On essayait de voler. Moi je n'ai pas volé. Mon principe était d'"organiser" les choses, d'essayer de les avoir sans les voler, je n'aurais surtout rien voulu prendre à mes frères détenus.

Sur le chantier nous travaillions à l'usine de l'IG Farben Industrie, le gros chantier du coin. J'ai fais une série de Kommandos - cinq, six, peut-être, les uns plus durs que les autres. J'ai été aussi trois fois au Strafkommando. Une fois, j'étais dans le Kommando 50, le Baukommando. Il avait plu, il faisait mauvais et un ingénieur allemand, un civil, qui dirigeait les travaux (un ancien combattant du front de l'est, à qui il manquait un bras) voulait me faire mettre par terre pour entrer dans un bâtiment où il fallait rentrer des gros câbles électriques (qui venaient d'ailleurs de Charleroi), en dessous, dans la terre. Pour cela, il fallait se mettre à quatre pattes, mais d'abord à plat ventre pour y rentrer, tout en tirant le câble. Mais c'était de la boue, j'ai refusé et j'ai été puni. C'est bizarre : Vous êtes déjà dans un camp de concentration et on trouve encore le moyen de vous mettre dans des Kommandos de punitions !

Personnellement, j'ai eu de la chance. Dans ces Strafkommandos, je travaillais beaucoup moins que dans mon Kommando normal et je recevais plus à manger. Par exemple, dans un des Kommandos, qui était à l'extérieur du camp, il fallait casser de gros cailloux de pierre bleue pour en faire de petites pierres qu'il fallait mettre sur la route et j'étais seul avec un Posten, un soldat de la Wehrmacht, qui me gardait. Ce n'étaient pas les SS qui nous gardaient. Ce soldat était mineur du bassin de la Ruhr, il avait de la famille en France et en Allemagne et il parlait un peu Français.

Remarquant que je jurais en Français, il m'a montré comment on cassait les pierres, en tant que mineur... Il m'a dit que je ne parlais pas bien l'allemand et qu'on remarquait tout de suite que je n'étais pas Allemand. El il m'a dit : "Tu restes gentiment ici, si quelqu'un arrive, tu dis que tu travailles et que tu ne sais pas où je suis". Pendant les trois semaines de ma punition, il m'a apporté tous les jours une grande tartine de pain blanc, avec du lard, avec une exigence, que je la mange tout de suite. Et je mangeais cette délicieuse tartine tous les jours...

Une autre histoire assez amusante a eu lieu dans un Strafkommando où il fallait démonter une machine, à la suite de bombardement. Des prisonniers de guerre Anglais y travaillaient avec nous. Leur camp se trouvait à un ou deux kilomètres de là. Des personnages hors du commun, ces Anglais ! Quand on réalise qu'ils étaient prisonniers de guerre et qu'ils recevaient des colis d'Angleterre ! Ils recevaient un costume complet de leur régiment par an, avec leurs insignes et leurs grades. En plus de cela, ils avaient du thé, du café, du lait en poudre, du chocolat et des biscuits... A un moment donné, vers trois heures de l'après-midi, un soldat anglais s'est levé : "Tea time! (l'heure du thé!)". Et il est allé boire son thé. Le deuxième jour, il a répété : "Tea time !". Il m'a pris par la main et m'a emmené avec lui dans sa baraque. Ces Anglais avaient sur le chantier des petites baraques où ils se réunissaient pour leur Tea time. C'est là que, pendant ces trois semaines de punition j'ai eu droit aux biscuits, au chocolat, à la tasse de thé...

Dans le troisième Kommando, le travail était très du, mais je n'y suis resté qu'un jour. Le premier jour, il fallait décharger des planches d'un wagon. Un travail idiot, mais un travail qui tuait. Il fallait aller chercher les planches, les mettre sur l'épaule droite, celui qui était derrière sur l'épaule gauche et celui qui était au milieu devait les aider. Il fallait monter, puis descendre du wagon et puis remonter ces planches. Vu ma taille, j'étais toujours au milieu avec un bras en l'air. En général, dans ces Kommandos, travaillaient des prisonniers de droit commun, le chef a tout de suite vu la comédie et m'a appelé. Dans chaque Kommando se trouvait un petit cagibi où le Kapo* se tenait. Il m'a dit : "Tu nettoieras ici, tu surveilleras si le feu brûle et tu iras chercher la soupe à midi pour les hommes." Et mes trois semaines de punition ont consisté en cela. La soupe, quand je l'apportais, c'était d'abord pour lui. Je devais aller chercher au fond de la casserole les feuilles de choux et les navets et les lui donner, puis je me servais aussi et on donnait aux hommes ce qui restait.

J'ai assisté aussi à des scènes assez horribles dans ces Strafkommandos. Au moment de sortir du camp, le Kapo annonçait, par exemple : Kommando N°12; 45 prisonniers. Et les SS leur disaient : "Ce soir vous serez 35 ou 38... " Et les Kapos, qui étaient des "droit commun", tuaient les plus faibles, pour arriver au nombre voulu par les SS. Les camarades qui mouraient sur le chantier, il fallait les ramener le soir. Si un Kommando de 350 hommes sortait, il fallait 350 personnes qui rentrent, mort compris... Le Kapo qui m'avait pris dans son cagibi, justement, était une armoire à glace, une vraie brute, et il tuait les détenus à coups de pioche, de pelle, de bâton... Tout ce qu'il lui passait par les mains.

En dehors de ces Strafkommandos, les autres Kommandos où je travaillais, c'était de la routine. Venir à "l'Appellplatz", etc.... Ce qui fait qu'une journée ou cent jours, c'était la même chose. Ce qui changeait, c'était l'état d'esprit dans lequel vous étiez. Pour pouvoir changer cet état d'esprit, il fallait pouvoir communiquer avec les autres. J'en suis arrivé à une conclusion : la majorité de ceux qui ont survécu avaient eu avant-guerre des opinions politiques ou religieuses pour lesquelles ils combattaient, ils avaient un but. Ce que mon père était, le fait que j'étais dans les jeunesse socialistes, que j'avais un idéal, cela m'a probablement permis de survivre. J'ai donc survécu, avec des hauts et des bas, à travers des punitions et des tas de choses stupides, qui nous arrivaient presque à tous : on ne marchait pas assez vite, on n'allait pas au pas, on avait une tête qui ne revenait pas, il ne fallait pas être à cet endroit-là à ce moment-là, etc. et vous receviez soit des coups, soit n'importe quoi...

Ce qui m'a beaucoup chagriné, un jour, c'est la pendaison de six de mes camarades. J'ai assisté en tout et pour tout à une dizaine de pendaisons. Il y a eu ces six-là, mais il y a eu aussi un camarade, qui faisait partie de mon groupe. On se regroupait dans des camps : soit parce qu'on était de la même famille, soit de la même ville ou de la même région. Ou soit, plus rarement, par âge, surtout chez les jeunes comme nous, qui avions vingt ans. J'étais dans un petit groupe de cinq camarades qui avaient mon âge, deux étaient de mon transport, les trois autres, du transport précédent. Lorsque l'un de nous ramenait quelque chose à manger d'une usine, on partageait. C'était très difficile à ramener, parce qu'on était parfois fouillé à l'entrée et si on nous trouvait avec de la nourriture, c'était la pendaison. Un de mes camarades, malheureusement, a été pris avec un morceau de pain. On a prétendu qu'il l'avait volé. Je crois qu'il avait du en fait le recevoir d'un ouvrier français sur le chantier, et il a été pendu. Ca a été un sale coup pour moi.

On finissait par vivre au niveau de la société dans laquelle on vivait, par réagir en fonction de cela aussi... Une certaine indifférence vis-à-vis des gens se mettait en place. Vous aviez beau être solidaire vis-à-vis des gens, vous finissiez par sélectionner quand même. Un jour, j'ai été au W.C.. Les W.C. étaient des planches avec des trous, dans une baraque. C'était commun : tout le monde se voyait du premier jusqu'au dernier. Ce jour-là, c'était le matin, je me suis assis pou faire mon besoin, lorsqu'est arrivée une personne dont l'état physique me faisait penser que c'était une vieille personne. Elle s'est assise à côté de moi, elle a dit "Ouf!", puis elle est tombée, morte. Je n'avais pas le choix, : je ne pouvais pas la ramasser je l'aurais fait maintenant. Je l'ai regardée mais il ne me restait que quelques minutes pour arriver au rassemblement, sous peine d'avoir des coups... Vous en arriviez à une forme d'indifférence: vous perdiez votre humanité. Vous n'étiez plus un homme, sans être non plus une bête pour autant, parce que lorsque vous retrouviez votre petit groupe habituel, vous redeveniez humain.

Et voila comment se passaient les journées... Il y avait aussi les sélections. J'en ai connu trois. J(avais la chance d'être en bonne santé, d'avoir la force.

Noël passa. Vers le 20 janvier, on a évacué le camp. On nous a rassemblé le matin. Pendant toute cette journée, nous sommes restés sur la place d'appel, par block, en rangs par cinq. On nous a donné à chacun une couverture qu'il a fallu rouler et mettre en bandoulière. On nous a distribué un morceau de pain, un morceau de margarine et c'est tout! Nous les avons mangé tout de suite. Nous avons quitté le camp le soir, il faisait encore clair. Le camp de Buna comptait à peu près 10.000 personnes. Nous avons quitté ce camp direction Gleiwitz. On a mis à peu près trois jours pour y arriver. Deux jours et trois nuits, par -20, -25°, avec derrière nous des coups de feu: on abattait ceux qui ne pouvaient plus avancer. Moi, j'avais de la chance d'avoir de bonnes godasses, c'était important.

On s'est retrouvé, par petits groupes, en rangs par cinq, les uns avec des allemands pour les garder, les autres pas. La chance a été avec nous - c'est quelque chose que l'on n'explique pas. On marchait depuis une demi-heure lorsque j'ai vu un allemand avec un seau. Or, j'étais sur le bord extérieur du rang, quand on marchait sur le côté gauche. Il m'a confié le seau en me disant: "tu me le garde, je viens le chercher dans une demi-heure." J'ai regardé dans ce seau et qu'est que j'ai vu: trois grands et gros saucissons! J'ai dit alors à mon voisin: "je vais au milieu", en montrant les saucissons et le seau, et je leur ai dit: "il va venir le rechercher". Nous avons bouffé le saucisson, celui qui se trouvait de l'autre côté a jeté le seau, et nous avons continué à marcher. Effectivement, après une demi-heure, j'ai vu le SS qui me cherchait parmi les détenus. Je suis persuadé encore aujourd'hui que c'est ce morceau de saucisson que j'ai mangé qui m'a permis d'avoir la force qu'il me fallait pour continuer la route. D'ailleurs, nous sommes arrivés tous les cinq.

A un moment donné, je me suis retrouvé sans personne devant moi ni personne derrière, avec u ami de mes parents. Il n'en pouvait plus. Je lui ai proposé de s'asseoir, puis de marcher dans la campagne vers les maisons pour se cacher. Il avait neigé, il faisait -20°. Il a refusé et je ne me suis pas enfui, je l'ai aidé à marcher. Il est mort quelques années plus tard de mort naturelle après avoir retrouvé son fils au Canada. C'était mon état d'esprit: je ne pouvais pas le laisser tout seul, je ne pouvais pas le laisser crever... Rien ne dit évidemment que je ne me serais pas fait abattre par les Allemands ou par les Russes, qui n'étaient pas loin, si je m'étais enfui.

On a marché ainsi jusqu'à Gleiwitz, où on nous a servi une tasse d'eau chaude. On nous a mis dans des wagon et j'ai eu de la chance de me trouver dans un wagon ouvert, c'est à dire sans toit. Nous étions une cinquantaine dans ce wagon et nous avons voyagé ainsi pendant quatre jours jusqu'à Buchenwald, traversant la Tchécoslovaquie, en passant par Prague. A Prague, le train s'est arrêté sous un pont. Il devait être 7 heures, nous voyions des gens qui passaient à vélo, qui allaient au travail et qui avaient remarqué le train. Ces gens on jeté du pain dans le train, ce pain est tombé dans deux wagon, dont le mien, et nous avons mangé. Pendant le voyage, nous étions assis l'un contre l'autre, dos contre poitrine, pour ce tenir chaud. Je me rappelle avoir enlevé la neige du dos de mon voisin pour la manger...

A Buchenwald, j'étais dans la baraque 42, qui avait comme Blockälteste (chef de block), Marcel Paul - devenu Ministre du Travail en France par la suite. Il a pris notre groupe de cinq et nous a fait un beau discours politique. Et il nous a souhaité la bienvenue dans la mesure du possible. "Pour fêter ça, nous allons essayer de rassembler un maximum de colis de la Croix Rouge que nous avons reçu il y a quelques jours et on va vous les distribuer." Et nous avons partagé...

Nous sommes resté dans cette baraque quelques jours. Une semaine après, j'ai été transféré dans une autre baraque du camp. Devant cette baraque, il y avait une baraque plus petite où étaient détenus des gens qui avaient été punis, mais c'était uniquement des soviétiques. Et ils en ont vu de toutes les couleurs. C'était affreux.

Il n'y avait pas d'usine à Buchenwald, et j'ai du travailler à remplir les fosses communes. On nous amenait des camions de cadavres qu'il fallait décharger et mettre dans la fosses, couvrir d'une couche de chaux, puis aligner d'autres corps dans l'autre sens... ainsi pendant deux jours. Le troisième jours, je me suis fait porter malade. J'ai du travailler alors à Weimar, à la gare. On faisait des trous, je ne sais pas, on finissait par ne plus savoir ce que l'on faisait, on finissait par faire les choses automatiquement. Je me souviens qu'a Weimar, une fois on a du déblayer les pierres de la rue à la suite d'un bombardement. Une femme est passée et de son sac est tombé un morceau de pain. J'ai appelé la femme et je lui ai dit: "Vous avez perdu un morceau de pain!".

C'est à Buchenwald qu'une nuit on a volé mes chaussures. Le Kapo m'a donné alors une paire de godasses avec des semelles de bois qui m'ont blessé le pied. A partir de ce moment là, cela a été très mal. La blessure a infecté la hanche. Le 1er avril, le jour de Pâques, on m'a transporter au Revier (infirmerie). Le 2 ou le 3 avril, on m'a opéré. Les médecins du camp (des détenus) on prétendu que j'avais un phlegmon. Les allemands ont demandé: "Un phlegmon? Qu'est qu'il faut faire? - Il faut inciser... - Vous faites ça et après, il va travailler." On m'a incisé, on a mis une mèche dans la plaie et on m'a remis au lit. Mais ce n'était pas un phlegmon: le pus avait déjà attaqué les os de la hanche... C'était une arthrite aiguë. On m'a laissé gentiment sur le côté, jusqu'au 11 avril, le jour où nous avons été libérés.

A la libération du camp de Buchenwald, les Américains ont réquisitionné de la nourriture pour nous au Revier et nous ont donné de la soupe, dans ces fameux bols que l'on trouvait partout et qui servaient d'assiettes. Dans cette soupe, il y avait de la viande, des haricots, des choux et, au dessus de tout cela, une bonne couche de graisse! Quand j'ai reçu cela, je n'avais déjà plus faim, parce que j'avais mangé du chocolat et des biscuits que des soldats américains m'avaient offert en passant au Revier. Et, lorsque j'ai vu cette soupe grasse, je me suis dit que si je la mangeais, je risquais d'en mourir... et je ne voulais pas la manger. J'ai alors donné mon bol à mon voisin. En réalité, les Américains ont causé la mort de centaines de gens à Buchenwald, sans le faire exprès bien sûr. Le lendemain, beaucoup de gens souffraient de dysenterie. Quand les médecins, qui suivaient les troupes, on vu ça en arrivant le lendemain au camp, ils ont fait un scandale auprès des cuistots et nous avons de nouveau eu droit à de la soupe à la blette, pour nous réhabituer à manger.

J'ai mis à peu près un mois et demi pour revenir à Bruxelles. Je suis resté encore cinq jours au camp, puis on m'a transporté en civière à Weimar, dans un hôtel. Là, j'ai vécu une histoire. Les autorité Américaines de Patton avaient réquisitionné les infirmières. J'allais toujours très mal, mais je reprenais un peu de forces, car la nourriture était bien meilleure. J'ai demandé aux infirmières si elles étaient nazies: aucune ne l'était, sauf une, qui m'a répondu qu'elle avait du l'être pour avoir du travail dans les hôpitaux (les hôpitaux faisaient partie de l'État). Elle n'était pas vraiment nazie, mais elle était membre du parti. J'étais tellement content qu'elle m'ai dit la vérité, que je lui ai donné du chocolat, des biscuits, que j'avais reçu des Américains. En lui donnant cela, je me suis fait plaisir aussi. Enfin quelqu'un qui ne se cachait pas, qui ne mentait pas, qui osait dire la vérité!

Quant à mes parents, ils ne m'ont finalement pas rejoint: ils ont été arrêtés en 1942 et déporté de Maline, par le XIème convoi... J'ai appris leur arrestation par une lettre qu'ils m'avaient écrite, par l'intermédiaire d'un ami d'ici, qui m'a envoyé une carte postale internationale à Béziers, dans laquelle il m'écrivait "Tes parents sont partis faire une grand voyage..." J'avais compris alors qu'ils avaient été arrêtés, mais, à ce moment là, je ne connaissais pas encore l'histoire d'Auschwitz.

Personnes ne savait ce qui se passait pendant la guerre. En fait, non: il y avait des gens qui savaient, mais personne ne voulait les croire! Les gouvernements anglais et américains en tout cas, eux, étaient au courant d'Auschwitz, mais parmi les populations, les seuls qui pouvaient le savoir, c'étaient les ouvriers volontaires qui travaillaient en Allemagne et qui étaient en contact avec le détenus des camps. Ces ouvriers auraient pu raconter ce qu'ils savaient, lors de leur permissions. Mais l'ont-ils fait? C'était tellement incroyable qu'on leur aurait dit qu'ils racontaient des blagues..."

Richard Sufit