Nordhausen: La "Boelcke Kazerne"

par Ragene Farris

Note: Le sergent américain Ragene Farris appartenait au 329ème Bataillon Sanitaire. Il décrit ici l'épouvantable situation découverte par les troupes américaine à leur entrée dans la "Boelcke Kazerne", de Nordhausen. Ce témoignage a été publié dans deux ouvrages: "Schickalstage im Harz Das Geschehen im April 1945" (5ème édition, 1985) par Manfred Bornemann ainsi que dans "Dora 1943-1945" de Brigitte d'Hainaut et Christine Sommerhausen, Editions Didier Hatier, 1991.


Des jours, des semaines, et même des mois plus tard, le seul mot "Nordhausen" occasionnait encore des réactions en sens divers. Nous appartenions aux troupes d'hôpitaux, aguerris et habitués des combats et nous croyions que plus rien n'arriverait que nous n'ayons déjà connu. Toutes les facettes de l'enfer de la guerre appartenaient à la routine journalière: chaque heure nous mettait en présence d'opérations chirurgicales, de crises de nerf et de la mort. Personnellement j'étais devenu suffisamment "blindé" pour pouvoir aborder un tel travail.


Nordhausen à la libéartion le 12 avril 1945. Dans ce bâtiment, il n'y avait plus que deux survivants, tous les autres prisonniers étaient morts...

Mais ce qu'avec bien d'autres de notre Division j'ai vu et vécu là, en l'espace de quelques jours, est une chose que nous ne pourrons jamais oublier.

La ville nazie de Nordhausen tomba le 11 avril. Notre capitaine Johnson annonça que nous étions désignés pour transporter en lieu sûr les malades d'un camp de concentration. Le camp se trouvait dans un grand parc industriel situé aux confins de la ville. Il nous fut précisé que les malades se trouvaient encore entre des tas de morts et qu'il ne restait plus que peu d'"être vivants" qui puissent encore être sauvés, moyennant des soins médicaux urgents.

Le Colonel Taggert mit au travail, tôt le matin du 12 avril, les fossoyeurs et le personnel d'hôpital techniquement formé, ainsi que d'autres hommes, qui pouvaient temporairement être distraits du service de nos propres blessés. En une colonne de camions, nous allions à la rencontre d'une mission qui paraîtra fantastique et incroyable à chaque Américain; une mission affreuse et dégrisante, une création de l'inhumaine et fanatique machine nazie. Nous vécûmes ce mot Konzentrationslager dans le plus profond de sa signification.

Arrivés sur le terrain, nous aperçûmes l'uniformité des bâtiments qui délimitaient une immense place. Ces bâtiments à deux étages avaient été jusqu'à quelques semaines auparavant une caserne de la Force Aérienne et de la SS. Jusqu'au jour où ils furent utilisés pour y héberger des prisonniers politiques de différentes nationalités, employés aux travaux forcés dans les usines souterraines toutes proches, pour la fabrication de V1 et V2. Le brancard à la main, nous débarquâmes et courûment vers le bâtiment le plus proche. Dès l'entrée, nous fûmes confrontés à la réalité. Les bombes avaient fait éclater la chair et les os sur le pavement de béton. Nos yeux tombèrent sur des rangées de squelettes recouverts d'un peau. Des hommes étaient couchés, affamés, sans teint et au milieu d'excréments humains indescriptibles. Leurs costumes rayés et leur numéro matricule leur pendait au corps, ultimes signes ou symboles de ceux qui les avaient tués ou réduits à l'esclavage. Et dans ce grand garage, il n'y avait plus de vivants, seule la mort tordue.

Nous nous dirigeâmes vers l'escalier et, sous ces escaliers, nous trouvâmes 75 corps entassés, une vision que je ne pourrai plus jamais bannir de ma mémoire. Au deuxième étage, environ 25 hommes - comme le décompte ultérieur le fit apparaître - morts. Quelques autres, entassés sur des châlits de bois étagés, se tenaient étrangement immobiles, mais luttaient contre la mort. Ils vivaient encore. Nous avons tout de suite comprit que la résidait la mission principale, celle pour laquelle on nous avait désigné. Il s'agirait d'en mettre un bon coup. Nous entamions une journée qui serait remplie de sauvetages, de soins médicaux et d'opérations chirurgicales. Rien à comparer pourtant avec toute autre journée de combat.

Il fut vite évident que notre groupe restreint d'infirmiers ne parviendrait jamais à ramasser ces centaines de malades et, en même temps, ériger un hôpital auxiliaire et nourrir tant de bouches. Sous la direction du Colonel Jones et du chapelain Steinbeck, qui parlaient tout les deux allemand, nous embarquâmes des Allemands que nous rencontrions dans la ville nazie. L'ordre était "Vous allez mettre la main à la pâte!". De cette façon, une centaine d'allemands furent réquisitionnés comme porteurs de cadavres, et rapidement amenés à pied d'oeuvre.

Comme je parlais français, ma mission personnelle dans cet environnement atroce se vit modifiée du tout au tout. Je fus interpellé par un des prisonniers les moins affaiblis, me demandant si l'un d'entre nous parlait français. Comme je répondais affirmativement, il se réjouit et me raconta qu'un groupe de français s'étaient groupés dans la cave d'un immeuble voisin et me demanda si je pouvais, SVP leur venir en aide. Nous nous dirigeâmes vers le lieu indiqué en traversant tout un coin dévasté par les bombes. Une jeune fille particulièrement, attira mon attention. Je lui donnais 17 ans. Elle gisait là, comme elle était tombée: brûlée et nue. Je fus épouvanté; je ne pouvais comprendre comment, même en temps de guerre, des choses pareilles pouvaient arriver. Presser par ma mission, je dus aussitôt m'abstenir de penser. Plus tard seulement je pus songer à tout ce que j'avais vu.

Nous avions atteint la descente d'escalier qui menait au groupe de Français. J'entendis un faible "Monsieur!" et à mes pieds je trouvais un homme décharné, comme mort. Il se redressa et me dit dans son plus beau français de Paris qu'il m'aurait volontiers embrassé, comme il est de coutume... s'il en avait eu la force. J'appris qu'il était officier de la réputée académie de Saint-Cyr, et qu'il avait été traité d'une façon particulièrement sadique par les SS. Il paraissait avoir 75 ans, alors qu'il n'en comptait que 45. Ses derniers pas l'avaient amené à cet escalier. Il était venue s'y abriter au plus vite pour échapper à la furie guerrière, lorsque les Américains investirent Nordhausen. Il était couvert de poussière, à l'endroit même où il était tombé sous l'écroulement des murs. Il fut déposé avec précautions sur un brancard et conduit à l'ambulance en attente...

Nous descendîmes les escaliers et nous nous trouvâmes au milieu d'une saleté indescriptible, dans une atmosphère imprégnée par l'odeur de cadavres; je vis des hommes dans des châlits de bois brut, trop faibles pour se dégager des camarades morts à leur côté. Un Français tout recroquevillé s'était affalé sur un camarade décédé, comme pour le réchauffer, ne se rendant même pas comte que son camarade était mort depuis 2 ou 3 jours et incapable de bouger. D'autres encore se trouvaient dans la sombre cave, au milieu de la saleté et de germe de maladies de tout genres; ils étaient rassemblés là en raison de leur sous-alimentation et de leur diarrhée. C'était, à parcourir une telle cave à la recherche de survivants, comme si l'on était projeté aux plus sombres périodes du passé, comme si l'on se promenait dans un autre monde, dont on s'échappait en conduisant ces zombies vers les ambulances américaines propres comme un sou.

En questionnant quelques hommes relativement valides, j'appris que leur ration était d'un grand pain noir pour 7 hommes pour une semaine. Lorsqu'un peu plus tard je parcourais ce terrain, je remarquai une énorme marmite, à côté d'un tas de pommes de terre. Il apparut qu'un gardien y préparait la soupe pour les prisonniers; il agitait les pommes de terre dans cette marmite noire au moyen d'une fourche.

Quelques-uns de nos hommes qui parlaient allemand, polonais, tchèque ou russe, reçurent une mission identique à la mienne. Bientôt, nous apprîmes à crier aux porteurs de cadavres "Schnell!" ou "Tempo! you d...sbs!", sur un ton sur lequel les Allemands ne se méprirent pas.

Dans un cratère de bombe se trouvaient 20 corps. Nous en retirâmes 3 ou 4 qui bougeaient encore. Durant 5 ou 6 jours ils avaient essayé de grimper hors du trou, mais le poids des corps au dessus d'eux était de trop pour leurs corps émaciés et affamés. Nous en vîmes certains qui avaient été décimés à la mitrailleuse, lorsqu'ils essayèrent d'échapper à la fureur de leurs gardiens.

Un petit fait me toucha profondément: alors que nous avions commencé à amener un grand nombre de malades vers les ambulances en attente, je vis un homme fortement affaibli qui tentait d'attirer notre attention et qui nous saluait, les larmes aux yeux. Cet homme, trop affaibli que pour pouvoir marcher, était surtout soucieux de témoigner toute sa considération à ceux qui lui venaient en aide et qui lui adressaient les premières paroles amicales depuis longtemps.

Certains n'étaient plus capables de se tenir debout, sur leurs pieds enflés et déformés. Ils n'avaient plus de chaussures et étaient incroyablement sales. L'on voyait des cicatrices sur de nombreux dos, preuves des coups reçus de leurs inhumains gardiens.

Un industriel parisien qui, avant guerre, avait travaillé aux usines Renault, me raconta qu'il avait été constamment battu et piétiné. Il était en relativement bonne santé, n'étant au camp que depuis 3 mois. En un anglais parfait, il me déclara qu'il trouvait "comique" de voir des Américains, si jeunes et si propres. Il me raconta que beaucoup, parmi ces 3000 morts du camp, avaient dû exécuter des travaux forcés, à un rythme effrené et sous les coups, jusqu'à ce qu'ils tombent d'épuisement et qu'ils soient abattus.

A travailler ainsi heure après heure, à cette tâche douloureuse, nous avions transporté quelques 300 malades dans notre lazaret provisoire, ainsi que 400 autres capables de marcher.

Le sergent Leutz du mess des officier, et dépendant de ce fait de la Compagnie de Ravitaillement, eut la mission de nourrir ces hommes. Jamais auparavant je n'avais vu dans les yeux de ces homme un regard comme celui qu'ils eurent au moment de recevoir le café, la soupe et les autres aliments que leur avaient prescrits le médecin...

Ragene Farris