Un survivant de Buchenwald parle...

par Bill Sarnoff

Article publié le 1er mars 1992 dans le journal "The Register-Guard", Eugene, Oregon, U.S.A.


Buchenwald: des cadavres entassés près des crématoires.

Je ne l'ai rencontré qu'une seule fois, durant à peine 30 minutes, et pourtant, 47 ans après, son souvenir est resté aussi clair en ma mémoire que si nous venions de nous quitter.

Son nom était Avram Lewin, et nous nous sommes rencontré un après-midi pluvieux de fin avril 1945. Il était fabricant de cordages à Anvers, Belgique, et venait d'être libéré du camp de concentration de Buchenwald par la 80ème Division. J'étais alors un des membres du petit groupe de volontaires dont la tâche était de questionner et d'enregistrer les témoignages des survivants de ce camp. Tout comme moi, mes compatriotes étaient tous des américains de la seconde génération et nous parlions encore parfaitement la langue de nos pays d'origine respectifs. Les plus nombreux étaient ceux parlant le polonais, suivi par ceux parlant l'italien, l'allemand, et nous avions même un soldat parlant un patois russe. Personne ne parlais cependant français ou flamand dans notre groupe. Je parlai donc yiddish avec Avram.

Avram avait appris la fabrication de cordages de son grand-père et de son père. La famille s'était installée en tant que fabricant de cordages pour les chantiers navals français et belges. Leur atelier et magasin étais localisé à Anvers, là où le canal Albert se déverse dans la Mer du Nord. Les chantiers navals locaux se fournissaient chez eux, et l'atelier familial jouissait d'une excellent réputation grâce à la qualité de leur produits. Comme son père, Avram avait la force physique nécessaire à la fabrication et au filage de cordes. A 17 ans à peine, tout laissait croire qu'il prendrait bientôt la tête de l'entreprise familiale.

Lorsqu'il entra dans la pièce où se déroulaient les interviews, je fus frappé par l'air hagard de ce pauvre homme dont la mâchoire inférieure était déformée. Sa fiche de santé indiquait qu'il mesurait 1m80, qu'il était atteint de tuberculose et qu'il pesait 37 kilos, soit exactement 45 kilos de moins que le poids qu'il avait lors de son arrestation. Avram était le premier des survivants que je devais interviewer. Il avait deux traits en communs avec tous ceux qui allaient suivre: il répondait à mes questions d'une voix atone et il ne souriait jamais.

Voici l'histoire d'Avram:

Au milieu d'une froide nuit de fin novembre 1941, Avram et toute sa famille furent expulsés de leur maison par une unité allemande qui avait envahit leur village le matin précédant. Ses parents, ses deux soeurs, son frère aîné et lui furent embarqués dans un camion qui les conduisit jusqu'à Aix-la-Chapelle, puis envoyés dans des wagons à bestiaux au camp de concentration de Buchenwald.

"Quand ils nous poussèrent dans le camion mon père leur demanda de respecter ma mère," se rappelle Avram. "C'était un homme très fort et les allemands, craignant qu'il ne résiste, lui menottèrent fermement les poignets. Durant les deux jours de voyages vers le camp et durant les deux jours suivants au cour desquels nous furent "traités", à aucun moment ces menottes ne furent enlevées."

Tout en prononçant le mot "traités", Avram retroussa sa manche et me montra son numéro de prisonnier tattoué sur l'avant-bras.

Ses parents ainsi que son frère aîné furent transférés ailleurs un ou deux jours plus tard et jamais plus il n'eu de leur nouvelles. Sa soeur aînée Shana fit le serment qu'elle mourrait plutôt que de céder aux gardiens, et la jeune Tsivia tremblait en comprenant ce qui les attendait probablement.

"Je me rendis dans leur baraque à la fin de la journée qui suivit ma mise au travail dans les ateliers du camp," continua Avram, "et ce que je vis me rendis fou de rage".

"Mes deux soeurs étaient assises sur une couverture, sur le lit qu'elle partageaient dans cet immense dortoir non chauffé. Ma jeune soeur Tsivia entourait de ses bras les épaules de Shana et essayait de la réconforter. "Les yeux de Tsivia hurlaient de peur", telle fut l'expression qu'utilisa Avram pour décrire la scène.

En dépit de l'unique lampe éclairant la baraque, Avram remarqua immédiatement que le côté gauche du visage de Shana était tuméfié par les coups. Son oeil droit était gonflé et quasi fermé. Ses cheveux blonds étaient souillés par de la boue, et du sang coulait le long d'une de ses jambes jusque dans sa chaussure.

"Qui t'a fait cela?"

"Le garde avec un uniforme brun et un nez rouge," répondit Shana à travers ses lèvres tuméfiées.

"Je partis à sa recherche et le trouvai rapidement," me dit Avram. "J'avais de larges mains, très fortes et cela était du au filage des cordes. Je sautai sur lui, entourai son cou de mes mains et me mit à serrer de toutes mes forces. En tombant à terre, il me donna un coup de pied qui me força à lâcher prise. Durant ce bref instant, il parvint à appeler de l'aide. Aussitôt, deux autres gardes arrivèrent et se mirent à me battre avec leur matraques. Ils m'attachèrent à un poste de garde et me brisèrent la mâchoire. Je ne fus pas autorisé à aller à l'infirmerie et, comme vous le voyez, ma mâchoire resta brisée. J'étais le seul fileur de cordage expérimenté dans le camp et ce fut la seule raison qui les empêcha de me tuer. Le jour suivant, en dépit de mes blessures, je me rendis à la baraque où mes soeurs étaient détenues. Elles étaient parties et je n'ai jamais su où elles avaient été envoyées," conclut Avram.

Tout cela était nouveau pour moi, et alors que j'essayais de comprendre ce que m'expliquait Avram à propos de cette scène et du camp, je fus un peu rassuré en constatant que les autres interviewers étaient aussi naïfs et ignorants que moi. Pas un d'entre nous ne savait alors que Belsen et Buchenwald étaient des camps de concentration "doux" dans lesquels les prisonniers devaient travailler jusqu'à ce que, lorsqu'ils étaient trop faibles, ils soient envoyés à Auschwitz, Chelmno, Treblinka, Sobibor ou Belzec, des camps spécifiquement conçus pour l'extermination.

J'avais déjà entendu le terme "regard vide" auparavant. J'ai vu ce que cela signifiait et lorsque vous êtes confronté à cela, cette vision se grave à jamais dans votre cerveau. Ce regard fantôme eut un tel impact sur moi que j'en oubliai complètement ce que j'étais supposé faire. Nous avions des questionnaires pré-établis et il nous suffisait de remplir les espaces vides. En ce qui me concerne, j'avais du mal à tenir mon crayon en main tant le choc fut terrible et brutal.

"Soit fort," me suis-je dit. J'ai essayé, j'ai vraiment essayé de toutes mes forces, mais je ne pouvais m'empêcher de fuir ce regard terrible. Je me demandais si Avram l'avait remarqué.

"Haver, haver - ami, mai," dis-je à Avram, "Comment as-tu pus supporter ces trois années terribles?"

"La cuisine de ma mère," répondit-il. "Parmi la dévastation qui m'entourait," expliqua-t-il, "pour survivre, j'ai enfoui mon esprit dans un rêve et me suis rappelé les larges, sombres, grosses tranches de boeuf servie avec des légumes que mes soeurs avaient été chercher au jardin. Je pensais aux grosses tartes aux fruits, la crème fraîche et les pêches que mon frère, mon père et moi-même nous dégustions après une journée de travail à l'atelier. Je pensais à l'oie grasse rôtissant lentement dans le four. C'était tout ce qui me restait."

Le reste de l'interview reste flou pour moi, mais je crois que je parvins tant bien que mal à remplir mon formulaire.

L'interview était à présent terminé, mais je ne pouvais me résoudre à le laisser partir ainsi. Je me sentais comme parent de ce pauvre homme et je voulais de toutes mes forces pouvoir faire ou dire quelque chose qui lui prouverait qu'il y avait des gens sur cette terre qui voulaient l'aider. J'avais dans ma sacoche de service une farde de Camels, des chaussettes, des sucreries, un pull en laine, un cadre de photo en argent acheté à Salerne, ainsi qu'un nécessaire complet pour le courrier, avec stylo et crayons assortis. Tout cela aurait été pour lui s'il en avait seulement exprimé le désir.

"Y-a-t-il quelque chose que je puisse vous donner? Puis-je faire quelque chose pour vous? Avez-vous besoin de quoi que ce soit?" lui demandais-je alors qu'il se levait pour partir. De son regard vide il regarda loin derrière moi, perdu dans ses pensées, pendant une laps de temps qui me sembla interminable.

D'une manière hésitante, presque craintive, les yeux d'Avram croisèrent mon regard. Je ne pouvais que me demander ce qui lui passait alors en tête. Il sembla rassembler ses esprits puis enfin parla:

"Mr. Amerikanski, monsieur, serait-il possible, pensez-vous, si cela ne vous dérange pas, pourrais-je avoir encore une tasse de cannelle avec une cuillerée de sucre?"

Bill Sarnoff